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Dossier

Face à l’inceste, les médecins témoins et sentinelles

Publié le 05/03/2021
Face à l’inceste, les médecins témoins et sentinelles


SEBASTIEN TOUBON

L’inceste est devenu, depuis quelques semaines, un thème central du débat public français. Au-delà du phénomène médiatique, cette libération de la parole n’est pas sans conséquences pour les médecins, qui sont souvent parmi les premiers à pouvoir recueillir la parole des victimes. Des confrères investis dans la protection de l'enfance en témoignent.

Le Dr N. est généraliste, installé depuis les années 1980 dans le Cher. Un beau jour, à la fin des années 2010, une impressionnante opération de gendarmerie conduit à l’arrestation d’un de ses voisins, qui sera par la suite condamné à 20 ans de prison pour des viols répétés sur sa fille, adolescente au moment des faits. Tout cela pourrait n’être qu’une triste histoire aux yeux de ce praticien berrichon… s’il n’avait pas eu à suivre la victime de manière épisodique durant la période où elle endurait son calvaire.

« J’avais bien été alerté car elle avait des pertes vaginales à répétition, raconte-t-il. Je l’avais questionnée, mais elle était toujours accompagnée de sa belle-mère, qui l’empêchait de répondre. » Aujourd’hui, le praticien avoue ressentir une forme « de honte, de dégoût par rapport au fait de n’avoir pas découvert ce qui se passait réellement ». Savoir que d’autres professionnels (pédiatre, gynéco…), qui étaient aussi en contact avec la victime, sont également passés à côté du drame, n’est pour lui qu’une maigre consolation.

La parole se libère… lentement

À la décharge du Dr N., il faut dire que l’inceste reste un sujet difficile à aborder pour les médecins. D’après un chiffre souvent cité (mais qui émane en réalité d’un rapport ordinal de 2002), ils ne seraient à l’origine que de 5 % des signalements de violences physiques à l’encontre des enfants, dont les violences sexuelles, et donc l’inceste, font partie. Alors que la publication au mois de janvier de La Familia Grande, livre dans lequel la juriste Camille Kouchner accuse son beau-père Olivier Duhamel de viols répétés sur son frère jumeau, a déclenché une libération de la parole autour de cette thématique, la société attend davantage de la part de la profession.

« Je pense que l’on commence à prendre conscience de la réalité des enfants victimes de violence, et encore plus de celle des enfants victimes d’inceste », analyse le Dr Caroline Rey-Salmon, pédiatre, légiste et coordonnatrice des urgences médico-judiciaires (UMJ) de l'Hôtel-Dieu à Paris. « Or les médecins sont en excellente place pour dépister et repérer l’inceste et les autres violences sexuelles sur les enfants, ajoute cette praticienne qui, entre autres responsabilités d’enseignement, coordonne le module sur les violences sexuelles du DIU sur la maltraitance de l’enfant de Paris-Saclay. Nous avons maintes occasions de les rencontrer dans les premières années de vie. »

Une vigilance de chaque instant

Mais être dans une position privilégiée pour recueillir la parole des enfants sur l’inceste est une chose, et savoir comment s’y prendre en est une autre. « Il y a plusieurs types de situations, détaille le Dr Gilles Lazimi, généraliste et directeur du centre municipal de santé Louise-Michel de Romainville (Seine-Saint-Denis), très engagé sur la question des violences envers les femmes et les enfants. Parfois, un enfant ou sa maman parle d’attouchements : dans ce cas, il n’y a pas de discussion, le médecin fait immédiatement un signalement au procureur. »

Mais le Séquano-Dionysien le reconnaît : les cas de révélation spontanée ne sont pas les plus fréquents. La plupart du temps, tout l’enjeu consiste à repérer les indices d’une possible maltraitance. « Il y a tout un tas de signes, prévient le Dr Arnault Pfersdorff, pédiatre strasbourgeois et auteur de nombreux livres sur le développement de l’enfant. Un enfant qui a de l’énurésie, qui est constipé, qui fait de l’encoprésie, qui a une attitude inadaptée, qui est agressif, qui a peur des hommes, qui a des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, des retards de langage… » Une liste qui pourrait être prolongée, et à laquelle il faut notamment ajouter l’examen physique (examen de la bouche, fissures anales…), indique le Strasbourgeois.

Poser les bonnes questions…

Mais l’important est d’être en éveil. « Au moindre doute, il ne faut pas hésiter à devenir assez intrusif dans notre questionnement, recommande Arnault Pfersdorff. Bien sûr, cela doit se faire dans la bienveillance, et la personne qui accompagne l’enfant ne doit pas se rendre compte qu’on a des soupçons. » Caroline Rey-Salmon ajoute qu’il est extrêmement important d’être attentif aux changements de comportements des enfants, et de leur laisser la parole si leur âge le permet.

« L’enfant a besoin qu’on lui pose des questions, surtout si celles-ci viennent d’une personne de confiance, explique-t-elle. Il n’est pas dit que l’enfant réponde, car il a pour cela besoin d’un contexte particulier. » Mais si on a posé la question, cela peut être le début d’un processus. « Il arrive qu’un enfant arrive, me dise "vous savez, la question que vous m’avez posée il y a six mois…", et qu’il se mette à parler », détaille la pédiatre.

… aux bonnes personnes

Les praticiens doivent également garder en tête le fait que les problèmes posés par l’inceste ne s’arrêtent pas quand l’enfance se termine. Bien des victimes conservent en effet leur secret pendant des années, ce qui a un fort retentissement sur leur santé physique et mentale une fois devenues adultes (voir interview). « Il y a d’un côté les enfants qu’il faut protéger et soustraire au danger, et il y a de l’autre les adultes qui n’ont pas pu parler de l’inceste qu’ils ont subi, et qu’on doit accompagner », explique Gilles Lazimi.

Celui-ci se souvient par exemple d’une patiente de 37 ans qui était « très en difficulté dans ses relations ». En l’interrogeant sur des violences dont elle pouvait avoir été victime dans le passé, le médecin apprend qu’elle avait subi dans son enfance des viols répétés de la part de son beau-père. « On a travaillé sur la déculpabilisation, sur le fait qu’elle n’avait pas été protégée, et elle a fini par écrire une lettre au procureur, se souvient-il. C’était essentiel, elle avait été entendue, d’un seul coup on la croyait. »

De l’importance de la rédaction

Reste à savoir ce que les médecins doivent faire avec les informations qu’ils ont récoltées. En fonction de la gravité de la situation, il faut effectuer un signalement au procureur, ou à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip, voir encadré). Et toute la difficulté est alors de rédiger correctement le certificat. Pour cela, un certain nombre de règles sont à respecter. « Il ne faut pas mettre en cause une personne nommément, car le médecin pourrait être accusé de diffamation, insiste Caroline Rey-Salmon. Il est également primordial de rester objectif, et de ne pas interpréter les faits. » Tout est dans le type de narration à adopter. « Il ne faut pas s’approprier l’histoire, rapporter les propos de l’enfant et ouvrir les guillemets, sans changer les phrases qu’il a prononcées », précise Gilles Lazimi.

Le généraliste ajoute à l’intention des praticiens qui disposeraient d’informations de cette nature, mais qui hésiteraient à les divulguer de peur d’être poursuivis, que les transmettre est une obligation légale. Il invite par ailleurs ses confrères à ne pas se tromper de métier. « Mon rôle, c’est de protéger la victime si j’ai un doute », insiste-t-il. Pour ce qui est de la manifestation de la vérité, elle relève du rôle de la police et de la justice. « Si on respecte toutes les règles, on ne craint aucune poursuite, en vertu de l’article 226-14 du code pénal, qui prévoit les exceptions au respect du secret professionnel », précise Caroline Rey-Salmon.

Fort heureusement, la rédaction de tels documents n’est pas si fréquente que cela. Arnault Pfersdorff, par exemple, estime que cela ne lui arrive que deux ou trois fois par an. « On n’en rédige pas des mille et des cents, estime de son côté Gilles Lazimi. Mais le jour où cela arrive, il vaut mieux être prêt. » D’où l’importance d’être formé à ces questions de manière adéquate. D’autant plus que le sujet de l’inceste faisant actuellement l’objet d’une libération de la parole, de nouveaux cas émergent, et cette émergence risque bien de se dérouler dans les cabinets médicaux.

Bien se former

Bien consciente que tout le monde ne peut pas s’inscrire au DIU sur les violences à l’encontre des enfants auquel elle participe, Caroline Rey-Salmon signale qu’il existe de nombreuses ressources en ligne, par exemple sur le site du Centre de victimologie pour mineurs. Mais elle dit également compter sur la commission sur l’inceste constituée par le secrétaire d’État chargé de l’enfance, Adrien Taquet, pour produire des outils dont les professionnels pourront se saisir.

Cette équipe, en cours de constitution, est co-présidée par Édouard Durand, juge des enfants à Bobigny en Seine-Saint-Denis, et par Nathalie Mathieu, directrice de l’association d’accueil des victimes de l’inceste Docteurs Bru. « L’un des objectifs de cette commission doit justement être de créer des outils pour améliorer la détection à l’usage de tous les médecins : pédiatres, généralistes, psychiatres… », estime Caroline Rey-Salmon. Il ne reste plus qu’à espérer que la commission, ralentie notamment par la démission d’Élisabeth Guigou, sa première présidente, en raison de l’affaire Duhamel, accélère la cadence.

Adrien Renaud