Challenge infectieux : intéressés mais prudents, les Français lancent le débat

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Publié le 01/04/2022
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Alors que l'annonce d'un challenge infectieux britannique a été fraîchement accueillie l'hiver 2020, ce type d'étude, qui consiste à infecter des volontaires sains, suscite aujourd'hui un intérêt grandissant au sein de la communauté scientifique en France. Une réflexion s'organise sur les conditions qui le rendraient légitime et acceptable.
Les risques doivent être réduits au maximum, il faut avoir des traitements contre l'agent infectieux

Les risques doivent être réduits au maximum, il faut avoir des traitements contre l'agent infectieux
Crédit photo : Phanie

« Le Comité vaccin Covid-19 est défavorable au recours au challenge infectieux de volontaires sains comme étape de développement clinique des vaccins anti-Sars-CoV-2 », lisait-on dans un avis du Conseil scientifique daté du 9 juillet 2020. Le Royaume-Uni venait d’annoncer son intention d’infecter, dans le cadre d’une collaboration entre l’entreprise hVIVO et l’Imperial College London, une quarantaine de volontaires sains avec une faible dose de virus puis de leur administrer des candidats vaccins. Ceci, moyennant rémunération.

Le Conseil scientifique émettait des réserves sur deux plans : « scientifiquement, l’existence de modèles animaux d’infection à Sars-CoV-2, même imparfaits, n’impose pas de recourir à l’évaluation d’une protection chez des jeunes volontaires en bonne santé dont les résultats ne seraient pas plus transposables, que ceux des modèles animaux, aux personnes vulnérables ». Et éthiquement : « même si le niveau de risque est faible, on ne peut écarter la possibilité de survenue d’accident chez ces volontaires, en l’absence de thérapeutiques curatrices avérées du Covid-19 ». Un avis partagé par l’Inserm, l’Institut Pasteur, ou encore le patron de la revue « The Lancet » Richard Horton.

Près de deux ans plus tard, les lignes bougent. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié deux séries de recommandations sur les challenges, la première en mai 2020 consacrée spécifiquement au Covid-19, la seconde, en janvier 2021, pour tous pathogènes confondus. Y sont rappelés leurs avantages : une meilleure connaissance des mécanismes et de la cinétique de l’infection, une plus grande compréhension des réponses immunitaires, et la possibilité d’évaluer rapidement des traitements ou des vaccins. Sur le plan éthique, « ces challenges s’inscrivent dans un continuum de recherches qui impliquent des volontaires humains et ne présentent pas, en eux-mêmes, de différences morales exceptionnelles, par rapport aux autres types d’essais », notamment de phase 1 où le risque potentiel n’est pas totalement contrôlé, lit-on.

« Ces challenges sont contre-intuitifs, mais ils ne sont pas nouveaux et ils ont permis des avancées sanitaires, notamment contre le choléra, la typhoïde, le paludisme, les maladies entérites. La question n’est pas de savoir s’ils doivent avoir lieu, mais quand et comment », a déclaré Katherine Littler, responsable à l’OMS, à l’occasion d’une table ronde organisée le 14 février sur le sujet par l’Inserm.

Un sujet méconnu en France

Malgré l’absence d’interdiction légale, la France n’a jamais conduit de tels challenges, contrairement aux États-Unis, au Canada, à la Belgique ou à la Grande-Bretagne. L’une des raisons semble la stricte interprétation du 2e avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) du 9 octobre 1984, qui considère que le « risque encouru doit être minime » pour que des volontaires sains puissent participer à des essais cliniques. « En France, nous nous référons à une éthique kantienne du primum non nocere, nous considérons qu’au nom de la dignité humaine, notre corps ne nous appartient pas, tandis que les Anglo-Saxons, plus pragmatiques et libéraux, placent au cœur de leur réflexion le choix individuel », corrobore Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm.

Le challenge britannique, dont les résultats ont depuis été publiés (voir encadré), n’emporte toujours pas une franche adhésion parmi les spécialistes français. « Ils ont montré que c’était possible et ont apporté quelques informations complémentaires sur la physiopathologie du Covid ; mais que quelques patients gardent des troubles de l’odorat à 180 jours n’est pas anodin », commente la Pr Odile Launay, infectiologue, coordinatrice de la plateforme d’essais cliniques vaccinaux Covireivac (Inserm). « Ils ont ouvert une porte : maintenant que nous avons des traitements comme le Paxlovid, il serait intéressant d’utiliser leur modèle pour tester des vaccins muqueux, injectés par voie nasale, qui pourraient être plus efficaces que ceux dont on dispose pour lutter contre l’infection et la transmission », avance le Pr Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19 et du CCNE, tout en reconnaissant des incertitudes autour du Covid long.

Première concertation en 2018

L’initiative de l’Imperial College a au moins eu le mérite de remettre ce type d’essais au goût du jour. En 2018, avait déjà eu lieu une amorce de réflexion sur leur acceptabilité éthique, lorsque le comité d’éthique de Pasteur, interpellé par ses propres chercheurs travaillant sur un vaccin contre la shigellose, avait saisi le CCNE, qui s’était prononcé en faveur de ce type d’essais à certaines conditions.

« Il ne faut pas rejeter le challenge infectieux par principe : scientifiquement, c’est une démarche intéressante qui peut permettre d’atteindre un bénéfice collectif important en gagnant du temps. La France doit s’engager sur cette voie », reprend aujourd’hui le Pr Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’ANRS-MIE et membre du Conseil scientifique.

« C’est une approche qui présente de réels avantages et pour laquelle il doit y avoir une vraie place », insiste la Pr Odile Launay. Certaines situations sont particulièrement indiquées, poursuit-elle, lorsque les essais de phase 2 sont difficiles à conduire (lorsqu’il s’agit de maladies infantiles, dans des pays en voie de développement), et qu’il faudrait partir rapidement dans des phases 3 à grande échelle, avec le meilleur candidat vaccin disponible et la dose la plus adaptée. Ce fut notamment le cas pour un challenge de l’université d’Oxford (financé par la fondation Bill & Melinda Gates et la commission européenne, et publié en 2017 dans « The Lancet ») qui a permis de montrer la supériorité d’un vaccin conjugué contre la typhoïde en incluant 103 volontaires sains de 18 à 60 ans, avant de lancer une phase 3 au Népal, auprès de 20 019 enfants.

De son côté, le directeur médical de l’Institut Pasteur Pierre Buffet rappelle que la démonstration de la transmission du paludisme par les moustiques a été confortée grâce à un challenge en 1900 ; et que c’est encore ce type d’étude qui a permis l’accélération de l’évaluation du vaccin anti-paludique RTS,S recommandé récemment par l’OMS.

La nécessité d’un encadrement scientifique et éthique
Si le challenge infectieux fait son chemin parmi les scientifiques, tous s’accordent pour réclamer un encadrement scientifique, médical et éthique fort. Un consensus se dessine pour dire qu’outre la justification scientifique, la balance bénéfice/risque doit être positive, c’est-à-dire que l’avantage collectif doit être assez conséquent pour que des personnes prennent un risque individuel. Les connaissances espérées doivent aussi ne pas pouvoir être acquises par d’autres moyens (essais classiques, recherches chez l’animal) ; et elles doivent être partagées avec les pairs.

Les risques doivent être réduits au maximum, ce qui suppose d’avoir des traitements contre l’agent infectieux donné, de sélectionner les participants en excluant les individus à risque, et de conduire ces challenges dans des structures habilitées. « Il faudrait une structure adaptée, s’appuyant sur un hôpital avec des spécialistes des agents pathogènes, qui garantisse un suivi précis des participants à court et long termes et leur prise en charge en cas d’évènement indésirable grave », avance le Pr Delfraissy, qui plaide pour que ces essais, s’ils devaient se réaliser en France, se fassent dans le public, et non dans le privé, comme c’est souvent le cas pour des essais de phase 1 où les participants sont rémunérés. « Une rémunération pose la question de la nature du consentement : n’est-il pas forcé ? », interroge-t-il.

La question de l’indemnisation pourrait même faire l’objet d’une spécificité française par rapport à des recommandations internationales, considèrent les experts. « Il faut trouver l’équilibre entre une juste reconnaissance vis-à-vis de volontaires qui rendent un service à la société et une incitation inappropriée », résume Hervé Chneiweiss. Par ailleurs, le CCNE préconise dans sa réponse à Pasteur que des garanties supplémentaires soient imposées aux promoteurs de la recherche.

L’information donnée au participant doit être la plus précise et transparente possible afin de garantir un consentement éclairé et de diminuer la vulnérabilité. « Celle-ci est polymorphe : économique, socioculturelle, de genre ou de groupe ethnique. Sans oublier le contexte : Ebola ou Covid sont différents en termes de mortalité ! Il faut tenir compte de toutes ces dimensions dans la procédure », remarque Hervé Chneiweiss.
Pour garantir l’encadrement de ces essais, le CCNE préconise enfin que seuls des comités de protection des personnes (CPP) formés examinent les demandes de challenge infectieux.

La France est-elle au seuil de lancer un challenge infectieux ? « Il faudrait commencer dans un domaine où il y a déjà beaucoup de recul à l’international et adopter les critères éthiques et scientifiques les plus exigeants », estime Pierre Buffet. La communauté scientifique attend surtout, avant de s’engager dans une telle voie, l’avènement d’une discussion publique en vue d’une vaste compréhension et acceptation de ces challenges. Condition sine qua non pour maintenir un lien de confiance entre le monde de la recherche et la société.

Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin