Dr Marie Champel (rédactrice) avec les Dr Jean-François Sei* et Julien Anriot**
INTRODUCTION
Alors que l’incidence des cancers de la peau (carcinomes baso- et spinocellulaires et mélanomes) a plus que triplé entre 1990 et 2023, on estime aujourd’hui que plus d’un Français sur cinq développera un cancer cutané dans sa vie.
Les mélanomes – 10 % des cancers de la peau diagnostiqués en France – sont ceux qui ont connu la plus forte croissance. Leur incidence a été multipliée par deux tous les dix ans depuis 50 ans dans les pays occidentaux, conséquence directe d’une exposition croissante aux rayonnements ultraviolets. Même s’ils restent moins fréquents que les carcinomes cutanés, ils sont plus agressifs du fait de leur fort potentiel métastatique et sont responsables de 1,2 % de décès par cancer en France. D’où l’importance du repérage précoce.
La baisse du nombre de dermatologues français et l’allongement des délais d’obtention pour un rendez-vous en dermatologie de ville ont progressivement mis le médecin généraliste en première ligne pour le dépistage précoce des lésions préoccupantes. L’enjeu est de pouvoir distinguer les lésions cutanées pour lesquelles il faut savoir rassurer le patient de celles qui demandent au contraire de le réadresser au spécialiste.
Dans cette optique, des outils comme la dermoscopie (ou dermatoscopie) et la télé-expertise, accessibles aux médecins généralistes, peuvent constituer une aide sous réserve d’une formation spécifique.
En Australie, où l’incidence du mélanome atteint 34 cas pour 100 000 personnes (contre 11 cas pour 100 000 en Europe), les diagnostics de mélanome sont désormais effectués en grande partie en soins primaires grâce à la dermoscopie. Depuis plusieurs années, les généralistes y recourent largement, notamment dans le cadre de la télé-expertise, les images étant envoyées vers des centres de dermatologie.
Cet article propose un premier aperçu des principes généraux en dermoscopie, de ses indications potentielles en médecine générale, de la démarche diagnostique face à une lésion pigmentée et des conditions pratiques d’utilisation en cabinet (équipement, formation, remboursement, etc.).
LE FONCTIONNEMENT DU DERMOSCOPE
Le dermoscope a l’avantage d’être un outil simple, indolore et non invasif. Il permet de s’affranchir du reflet de la couche cornée de la peau afin de visualiser les couches plus profondes.
Composé d’une lentille qui grossit 10 fois, le dermoscope révèle les détails structurels importants de la peau. Cet agrandissement d’image permet également de répertorier les différentes couleurs naturelles de la peau.
Deux modes de visualisation existent : non polarisé versus polarisé.
Le mode non polarisé requiert l’utilisation d’un liquide de contact (le plus souvent de l’alcool à 70°, du gel échographique ou de l’eau). Il réduit la réflexion et permet d’observer les couches superficielles de la peau. Les dermoscopes polarisés autorisent l’observation des couches plus profondes de la peau et ne nécessitent pas d’immersion.
Ces deux modes – en immersion et en polarisation – peuvent être utilisés seuls ou combinés, permettant d’affiner la sémiologie en apportant des informations complémentaires.
À noter qu’il existe aujourd’hui des adaptateurs avec lesquels un smartphone est capable de prendre en photo directement une lésion visualisée au travers du dermoscope.
LES INDICATIONS EN MÉDECINE GÉNÉRALE
> Les lésions pigmentées
Initialement, la dermoscopie s’est surtout développée dans le domaine des lésions pigmentées. Depuis les années 2000, elle est utilisée largement par les dermatologues pour le diagnostic des cancers cutanés.
En médecine générale, face à une lésion pigmentée, la première évaluation clinique repose le plus souvent en France sur l’examen à l’œil nu et les critères ABCDE. Or ces critères constituent un outil de diagnostic trop tardif pour des lésions déjà évoluées. Par ailleurs peu spécifiques, ils sont aujourd’hui considérés comme adaptés surtout à l’autosurveillance par le patient.
Par rapport à l’examen à l’œil nu, la dermoscopie (réalisée par un effecteur formé) permet une augmentation du nombre de détection de mélanomes (5,38 fois plus de chance de poser correctement le diagnostic) et une diminution du nombre d’exérèses de tumeurs bénignes (- 50 % selon la HAS).
La dermoscopie fait désormais l’objet d’une recommandation de grade A, correspondant à un très haut niveau de preuve, dans le diagnostic des tumeurs pigmentées.
>Autres indications
L’autre indication intéressante en médecine générale est la gale en cas de doute diagnostique (non détaillée ici).
Le dermoscope n’est pas à ce jour indiqué dans les pathologies inflammatoires cutanées telles que l’eczéma ou le psoriasis mais fait l’objet de recherches dans ces indications.
DÉMARCHE DIAGNOSTIQUE FACE À UNE LÉSION PIGMENTÉE
> Les critères morphologiques à analyser
La dermoscopie fait appel à une sémiologie basée sur l’analyse de la distribution et de l’architecture de la mélanine dans l’épiderme et le derme, non visibles à l’œil nu, ainsi que sur l’analyse de la disposition et de l’aspect des vaisseaux capillaires cutanés.
Plusieurs critères morphologiques sont pris en compte pour l’analyse de l’image dermoscopique :
– les couleurs
– le chaos/respect architectural
– l’asymétrie des structures
– le nombre de structures (réseau, globules, stries, voile bleuté, structures blanches brillantes, etc.)
> Un algorithme en deux étapes
Face à une lésion pigmentée, l’usage de la dermoscopie en pratique clinique suit un arbre décisionnel à partir duquel les nævus (lésions par définition bénignes) pourront être différenciés des mélanomes. L’algorithme diagnostique se décompose en deux étapes successives.
La première étape consiste à évaluer si la lésion présente ou non des critères en faveur d’une lésion mélanocytaire. Ces critères sont la présence de réseau, de globules bruns agrégés, de stries/pseudopodes. Si aucun de ces signes n’est présent, les diagnostics principaux à évoquer sont la kératose séborréhique, l’hémangiome, le carcinome basocellulaire et les nævus bleus (voir arbre décisionnel ci-dessus).
En cas d’absence de critères pour un de ces diagnostics, la possibilité d’une lésion mélanocytaire doit être envisagée (sur l’algorithme, flèche remontant).
La seconde étape a pour objectif de repérer, au sein des tumeurs mélanocytaires, celles qui sont à caractère malin.
Plusieurs algorithmes et scores semi-quantitatifs ou qualitatifs ont été développés afin d’aider à déterminer si la lésion est bénigne, suspecte ou maligne. Sont couramment utilisés : l’analyse des patrons (architecture globale), le score ABCD, la liste italienne en 7 points, l’indice de Menzies, le score Cash ou encore celui de Chaos & Clues.
À titre d’exemple, est détaillée ici la méthode de Menzies qui est celle utilisée en Australie. Dans cet algorithme, la présence d’une symétrie de l’architecture pigmentaire ou d’une seule couleur est un critère d’élimination du diagnostic de mélanome. En l’absence de ces critères, la présence d’un des neuf critères positifs suivants signe un mélanome : voile blanc bleu, points bruns multiples, pseudopodes, courants radiaires, dépigmentation cicatricielle, points et globules périphériques, couleurs multiples (5-6), multiples « grains de poivre » gris bleu, réseau pigmentaire atypique. Cette méthode a une sensibilité de 92 % et une spécificité de 71 % pour le diagnostic de mélanome.
> Particularités topographiques
Les lésions du visage et du cuir chevelu, des paumes et plantes, des muqueuses, des ongles ou encore sur des cicatrices préexistantes font référence à une sémiologie différente et peuvent être piégeuses. La stratégie en deux temps ne s’applique pas dans ces localisations. Un avis d’expert est recommandé dans ces situations en complément d’un premier examen dermoscopique.
Le mélanome unguéal illustre bien ce cas de figure. Il est caractérisé en dermoscopie par un fond de coloration marron et la présence de bandes longitudinales irrégulières. Ces bandes sont de couleur hétérogène, leurs épaisseurs sont irrégulières et l’espacement entre les lignes n’est pas uniforme. L’aspect de la mélanonychie peut être triangulaire, signant la croissance de la lésion. Dans les cas les plus avancés, il peut exister une pigmentation péri-unguéale, signe évocateur de mélanome (signe de Hutchinson). Les taches vasculaires peuvent se voir dans le mélanome ; leur présence n’est donc pas forcément le signe d’hémorragies sous-unguéales banales.
EN PRATIQUE
Utiliser au quotidien le dermatoscope permet avant tout au généraliste d’adresser un patient porteur d’une lésion suspecte à un confrère spécialiste dans les meilleurs délais. La lésion sera le plus souvent constatée au détour d’un examen clinique pour un autre motif que dermatologique.
L’usage de la dermoscopie nécessite une formation spécifique ainsi qu’un temps d’apprentissage long car l’œil du praticien doit être entraîné afin d’acquérir certains automatismes. Sensibilité et spécificité de l’examen au dermatoscope s’améliorent avec le nombre d’heures de pratique. Plusieurs sessions entrant dans le cadre du DPC sont proposées chaque année et accessibles aux généralistes (voir encadré).
Le coût moyen d’un dermatoscope à l’achat est très variable, allant de 300 jusqu’à 20 000 euros. Il faut compter au minimum 800 euros pour un matériel de qualité suffisante.
Trois cotations principales existent et sont soumises à plusieurs conditions d’application (voir encadré).
Quelles cotations ?
Plusieurs cotations peuvent concerner la dermoscopie selon le contexte.
• La cotation pour soins itératifs GS + MCG peut être appliquée par un médecin généraliste formé, pour un patient (y compris de moins de 16 ans) adressé pour un suivi à la demande d’un confrère médecin traitant. Elle implique un retour d’informations au médecin traitant. Si le patient appartient à la patientèle du médecin examinateur, la cotation reste par contre GS.
• La cotation APC (avis ponctuel consultant) s’applique pour tout médecin (y compris généraliste) formé en dermatoscopie et sollicité pour un avis ponctuel. Il doit s’engager à ne pas avoir vu le patient dans les quatre derniers mois et ne peut le revoir quel que soit le motif dans les quatre mois suivant la consultation APC. De plus, un courrier d’adressage ainsi qu’une lettre de réponse sont requis.
• La cotation QZQP001 incluant un examen dermatologique complet de l’ordre de 30 minutes permet de se focaliser sur l’examen cutané. Cette cotation dédiée à la surveillance des sujets à haut risque est limitée à certaines indications spécifiques : syndrome du nævus atypique et/ou antécédent personnel ou familial au premier degré de mélanome cutané. L’indication ainsi que les images dermatologiques doivent être portées au dossier médical du patient.
La dermoscopie peut être utilisée dans le cadre de la télé-expertise, qui se développe de plus en plus dans le domaine de la dermatologie. Ce d’autant que la plupart des dermoscopes sont équipés d’interface autorisant la prise de photographies avec un simple smartphone.
Dans certains secteurs géographiques, des médecins généralistes référents formés à la dermatoscopie peuvent également faire le « tri » des lésions et ainsi faire le lien entre leurs confrères généralistes et spécialistes.
L’intervention active des médecins traitants dans le parcours de soin du patient apparaît essentielle, afin de collaborer avec les dermatologues pour diagnostiquer en amont les lésions cutanées malignes. À ce titre, l’usage de la dermoscopie peut améliorer le repérage des lésions suspectes et le dépistage des cancers cutanés, sous réserve d’une formation préalable.
Alors que les consultations de médecine générale relèvent déjà souvent de plusieurs motifs, il peut toutefois sembler difficile d’y ajouter un examen dermatoscopique. Cependant, pour un utilisateur formé, un examen cutané complet au dermoscope dure en moyenne 142 secondes...
Comment se former ?
• Plusieurs organismes proposent tout au long de l’année des formations à la dermoscopie entrant dans le cadre des orientations du DPC national
• Différents diplômes universitairespermettent de se former à la dermoscopie de dépistage comme le DU « Dépistage du mélanome et des cancers de la peau en MG et médecine du travail » à Lyon – université Claude-Bernard.
• Certains congrès comme les Journées dermatologiques de Paris proposent aussi des sessions sur la dermoscopie à destinations des généralistes.
(1) HAS. Stratégie de diagnostic précoce du mélanome. Recommandation en santé publique - rapport d’évaluation. Octobre 2006 et actualisation juillet 2012.
(2) Andrea Herschorn. Révision clinique : la dermoscopie pour la détection des mélanomes en pratique familiale. In : Canadian Family Physician - Le Médecin de famille canadien. Volume 52 - Juillet 2012
(3) Institut national du cancer. Épidémiologie des cancers cutanés en France. Juillet 2023.
(4) Institut national du cancer. Panorama des cancers en France. Édition 2023.
(5) Dermato Info – Société française de dermatologie. Dr Elisabeth Lorier-Roy. La dermatoscopie - imagerie cutanée. Juin 2020.
(6) Institut de veille sanitaire. La gale est-elle en augmentation en France ? État des lieux 2008-2010.
(7) Omniprat. Dermatoscopie pour surveillance de lésions à haut risque. In : Fiches pratiques. Juillet 2024.
(8) Département Prévention Cancer Environnement, Centre Léon-Bérard. Cancers de la peau. Septembre 2022.
(9) HAS. Microscopie confocale par réflectance pour le diagnostic du mélanome cutané. In : Évaluer les technologies de santé. 15 novembre 2023.
(10) Heine. Dermatoscopie de contact et lumière polarisée.
(11) Braun RP, Thomas L. Atlas de dermoscopie. Elsevier Masson ; 2007, 204 p.
(12) Céline Clevy. Dermoscopie digitale et dépistage des cancers cutanés : le point en 2018. Sciences du vivant [q-bio]. 2018. dumas-02022775
* Dermatologue à Saint-Germain-en-Laye et membre du comité éditorial de la revue DermatoMag, ancien président de la Fédération française de formation continue en dermatologie-vénérologie (FFFCEDV), ancien vice-président de la Société française de dermatologie
** Médecin généraliste de formation, titulaire du DU « Dépistage du mélanome et des cancers de la peau en médecine générale et médecine du travail », praticien au pôle d’oncodermatologie du Centre Léon-Berard à Lyon
EN RÉSUMÉ
■ La dermoscopie permet de visualiser les couches superficielles et profondes de la peau et certains détails invisibles à l’œil nu.
■ Alors que les dermatologues de ville sont de moins en moins nombreux, son utilisation en médecine générale peut permettre notamment d’améliorer le repérage précoce des mélanomes.
■ Face à une lésion pigmentée, la démarche diagnostique se fait en deux temps : distinction dans un premier temps des lésions mélanocytaires et non mélanocytaires, puis évaluation du caractère bénin malin dans un second temps.
■ Certaines localisations peuvent être piégeuses.
■ Une formation préalable est indispensable. La courbe d’apprentissage peut être longue car l’œil du praticien doit être constamment entraîné.
Cas clinique
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Mise au point
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