La Mutualité veut baisser sensiblement la rémunération des médecins qui exercent en solo, la profession furieuse

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Publié le 17/06/2020
Thierry Beaudet

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Crédit photo : S.Toubon

Crédit photo : Phanie

Comme souvent lorsqu'elle prend la parole pour réformer le système de santé, la Mutualité française ne fait pas dans la dentelle, quitte, parfois, à s'attirer les foudres des médecins de ville. En livrant ce mercredi 17 juin sa contribution aux débats du Ségur de la santé, l'organisation mutualiste présidée par Thierry Beaudet remet les pieds dans le plat notamment sur les règles d'installation et d'exercice des professionnels libéraux.

Dans les pas de Macron mais...

La Mutualité propose ainsi « de mettre fin à l’exercice isolé et de faire de l’exercice systématique des professionnels de santé en équipe et en réseau au sein d’espaces de santé pluriprofessionnel (ESP) la règle à un horizon de cinq ans ». 

Aucun espace pour l'exercice en solo : la Mutualité s'inscrit dans les pas d'Emmanuel Macron, mais va plus loin. Dans son discours fondateur sur la transformation du système de santé, le 18 septembre 2018, le président de la République avait affiché sa volonté de voir « l'exercice isolé [devenir] progressivement marginal, [devenir] l'aberration et [qu'il] puisse disparaître à l'horizon de janvier 2022 ». En corollaire, le chef de l'État souhaitait développer les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) afin qu'elles couvrent « entre 20 000 et 100 000 patients d'ici à 2022 ».

La profession est prête ?

Plus directe, la Mutualité affirme que les professionnels de santé sont « désormais prêts » à cette transformation. « Seuls 3 % des internes envisagent aujourd’hui un exercice libéral isolé. L’exercice regroupé, dans le cadre d’une activité mixte, libérale en groupe ou en maison de santé pluridisciplinaire, est largement plébiscité par 72 % d’entre eux », rappelle-t-elle, se fondant sur une enquête de la commission jeunes du conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) en 2019.

Elle ne mentionne pas en revanche le sort des nombreux praticiens installés – notamment en fin de carrière – qui exercent encore sous la forme d'un exercice individuel, sans adhérer à une CPTS ni à une forme quelconque d'exercice regroupé (MSP, cabinet de groupe, équipe de soins primaires, etc.).  

« Minoration sensible de la rémunération »

Pour accélérer la mutation vers l'exercice systématique en équipe ou en réseau pluriprofessionnel, la Mutualité suggère d'utiliser l'arme financière. Elle propose ce mercredi de mettre en place une « minoration sensible de la rémunération des professionnels du premier recours intervenant en dehors d’un espace de santé pluriprofessionnel (ESP) », c'est-à-dire continuant à exercer en solo. Même si la Mutualité ne précise pas l'ampleur du coup de rabot sur les honoraires, la mesure serait totalement inédite. 

En parallèle, les mutuelles réclament une « rémunération au forfait des soins faisant intervenir plusieurs professionnels » sans préciser les montants ni la ventilation entre l'assurance-maladie et les complémentaires. Un prérequis est toutefois nécessaire : « Ces modes de financement doivent être lisibles pour les acteurs et associer tous les financeurs, en particulier les organismes complémentaires », exhortent-elles.

« Il est temps de passer du dire au faire, explique Thierry Beaudet. C’est le sens des propositions que la Mutualité française porte aujourd’hui pour libérer du temps médical et mieux coordonner les parcours autour du patient ». 

Forme de coercition

Alors que le Ségur de la santé planche sur la réorganisation territoriale et les rémunérations des soignants, l'idée de la Mutualité de baisser fortement la rémunération des praticiens isolés risque fort de braquer nombre de libéraux. 

Contacté ce mercredi par « Le Quotidien », le Dr Jacques Battistoni, président de MG France voit d'un très mauvais œil la proposition directive de la Mutualité, « qui a le droit de s'exprimer sur l'organisation du système de santé mais qui devrait laisser les médecins définir eux-mêmes leur modèle de rémunération » dans le cadre conventionnel habituel. « Cette proposition est clairement une menace d'une baisse de revenus avec une minoration de la valeur du C (ou G). Je n'aime pas cette façon de faire, et je pèse mes mots », s'agace le président du syndicat de généralistes.

Favorable à « des mesures incitatives » vers davantage de pluridisciplinarité, le généraliste du Calvados voit dans cette offensive une mesure punitive. « Quand on propose une minoration des revenus, on met d'emblée en place une forme de coercition », assène-t-il.

S'il admet que les médecins qui travaillent « seuls dans leur coin sont de plus en plus rares », le Dr Battistoni alerte sur la diabolisation des nombreux généralistes qui ne partagent pas un cabinet médical avec un confrère. « Le fait de travailler seul dans un cabinet ne veut pas dire qu'on ne travaille pas en équipe, analyse-t-il. Il ne faut pas s'attacher à la forme, au nombre de personnes qui travaillent sous un même toit, mais aux relations interpro du médecin avec les autres professionnels de santé. »

Des provocations pour le SML…

Furieux, le SML dénonce les « provocations » de la Mutualité, accusée de faire du Ségur « une tribune pour rappeler l’ambition qu’[elle] porte de longue date de mettre la médecine libérale en coupe réglée ». « Au rebours de la politique d’incitation poursuivie par le gouvernement, la Mutualité prône la fin de la liberté d’exercice des médecins libéraux en rendant obligatoire l’exercice en mode kolkhoze et les rémunérations collectivistes qui s’y rattachent », jette le syndicat du Dr Philippe Vermesch. 

Le SML fustige des idées « toxiques » pour la médecine de ville. « Fidèle à la couleur de son logo, la Mutualité souhaite le retour vers un modèle dépassé où toute initiative individuelle serait proscrite et, ceux qui résisteraient le paieraient au prix fort puisque leurs rémunérations seraient baissées. […] La Mutualité n’a jamais rien compris au monde libéral et poursuit un combat idéologique qui n’a pas sa place au Ségur de la Santé », conclut le syndicat.

… Et des idées surréalistes pour la CSMF

Pas en reste, la CSMF estime que la Mutualité « ne connaît pas la réalité que vivent les Français au quotidien : celles de médecins engagés professionnellement et travaillant quotidiennement avec des professionnels de santé libéraux autour de leur lieu d’exercice ». « À moins d’exercer dans une île déserte, insiste la centrale du Dr Jean-Paul Ortiz, les médecins aujourd’hui travaillent et prennent en charge les Français de façon coordonnée […]. La Mutualité française ferait mieux de s’interroger sur le splendide échec extrêmement coûteux du DMP qui devait être la pierre angulaire de la coordination et qui malheureusement est perdu dans les limbes ». 

La Conf' critique aussi la proposition des complémentaires de rémunérer au forfait les équipes pluriprofessionnnelles. « La Mutualité semble ignorer que le paiement à l’acte est le facteur de l’efficience, et qu’il faudrait simplement accompagner ce mode de rémunération d’une valorisation de la qualité et de la pertinence », tance la centrale syndicale, exaspérée par toutes ces idées « surréalistes ».


Source : lequotidiendumedecin.fr