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Dossier

Dysphorie de genre

La transition de genre, un parcours d'obstacles

Par Elsa Bellanger - Publié le 02/12/2022
La transition de genre, un parcours d'obstacles

La Haute Autorité de santé définira le parcours en ville
PHANIE

Entre décisions aléatoires de prise en charge et difficultés d’accès aux traitements hormonaux et à la chirurgie d’affirmation, les parcours de soins des personnes transgenres, analysés dans un récent rapport, pâtissent de nombreuses entraves, suscitant d’importantes attentes en vue des recommandations de la Haute Autorité de santé, prévues pour 2023.

Malgré des évolutions « positives » dans les années 2010, les parcours de soins des personnes transgenres restent « semés d’embûches » et sont encore « marqués du sceau de la pathologisation de la transidentité et de sa stigmatisation », souligne un rapport remis en janvier 2022 à Olivier Véran, alors ministre de la Santé. Menée par le Dr Hervé Picard, médecin généraliste et de santé publique, et Simon Jutant de l’association Acceptess-T, cette analyse pointe les obstacles qui entravent l’accès aux soins et la prise en charge des personnes trans et se veut un appui à la réflexion de la Haute Autorité de santé (HAS), également saisie par le ministre.

En France, contrairement à d’autres pays, les parcours de transition (hormonothérapie et chirurgie d’affirmation de genre) (1) sont globalement financés par l’Assurance-maladie en cas d’accès à l’ALD (affection de longue durée). Les parcours médicaux de transition, question « centrale », parfois « de survie » pour cette population qui connaît une sur-suicidalité, s’appuient sur les recommandations internationales de la WPATH (2) et sont de plus en plus diversifiés selon les profils : transition hormonale ou pas, chirurgie ou pas, diversité des interventions chirurgicales, au sein d’équipes hospitalières pluridisciplinaires, ou pour partie en ville.

Depuis un décret de 2010, la prise en charge a été transférée de l’ALD 23 (affection psychiatrique de longue durée) à l’ALD 31 (hors liste), amorçant une dépsychiatrisation de la transidentité (cf. page 12). Selon l'Assurance-maladie, près de 9 000 personnes en étaient bénéficiaires en 2020, dont 3 300 admises dans l’année, soit 10 fois plus qu’en 2013.

Cette hausse, note le rapport, peut s’expliquer par plusieurs facteurs : une moindre « autocensure » dans l’affirmation de genre, un contexte social de visibilité des personnes trans et un contexte administratif déliant, depuis 2016, l'accès au changement de sexe à l’état civil d’une exigence d’intervention chirurgicale et de stérilisation.

Des délais d’attente de deux à cinq ans pour la chirurgie

Malgré ces évolutions récentes, « des lacunes sont constatées en termes d’égalité territoriale d’accès aux services de santé », observe Arnaud Alessandrin, sociologue des transidentités. L’offre de soins, bien que croissante, reste limitée et mal répartie géographiquement, conduisant à des délais d’attente de deux à cinq ans pour la chirurgie par exemple. La chirurgie génitale, jusque très récemment absente de l’offre privée (faute de tarification dans la classification commune des actes médicaux), est pratiquée à Lyon, Paris, Bordeaux et plus récemment à Lille, Limoges et Rennes. Mais, « à peine créées, les équipes hospitalières sont débordées par les demandes », souligne le Dr Picard.

Aussi, les délais, les conditions d’attribution et les soins couverts au titre de l’ALD apparaissent variables d’une caisse primaire d'assurance-maladie (Cpam) à l’autre, relève le rapport. Simon Jutant pointe notamment une dépsychiatrisation qui « n’est pas encore complètement traduite en acte », l’accès à l’ALD restant parfois conditionné à la fourniture d’un certificat psychiatrique.

Aucun panier de soins de référence n’est par ailleurs défini. « Les remboursements de soins qui peuvent être essentiels pour le bien-être et la vie sociale de nombreuses personnes trans comme l’épilation définitive du visage ou du corps, l’orthophonie, l’augmentation mammaire ou le rabotage de la pomme d’Adam, ne se font pas de manière automatique mais se fondent sur l’avis du médecin-conseil de la sécu, avec des réponses très variables », explique Arnaud Alessandrin.

Autre obstacle, l’accès aux traitements hormonaux (testostérone pour les parcours transmasculins et œstrogènes, antiandrogènes et progestérone pour les parcours transféminins) reste soumis à un cadre jugé « inadapté », les prescriptions étant réalisées hors autorisation de mise sur le marché (AMM). « Cette absence d’AMM est un bug réglementaire à corriger, estime le Dr Picard. Suivre la réglementation et mentionner hors AMM sur les ordonnances empêche le remboursement. En pratique, personne ne le fait, en raison d’une tolérance non formulée de l’Assurance-maladie, qui assure la prise en charge dans le cadre de l’ALD, obtenue par la plupart des personnes trans. »

Un cadre de prescription dissuasif

Reste que cette absence d’AMM dissuade les médecins de prescrire. La situation les place dans une « position délicate », insiste la Dr Sophie Le Goff, généraliste à Malakoff (92). « Ce vide juridique est préjudiciable car les personnes trans peinent à accéder aux endocrinologues et se tournent vers les généralistes qui ne peuvent pas être primo-prescripteurs de testostérone, principal traitement masculinisant. Un cadre sécurisé est indispensable : chaque médecin ne peut choisir seul le meilleur traitement. C’est aux autorités de définir les traitements les plus adaptés, de surveiller l’impact des médicaments sur le long terme. »

Il y a « urgence », selon elle, car les obstacles à l’accès aux traitements et aux soins poussent certaines personnes trans à des pratiques d’automédication hors cadre légal : achats de produits à l’étranger ou sur internet, partage de prescription, etc. « Ces transitions hors suivi médical sont préjudiciables à la santé des personnes concernées », complète le Dr Picard.

À ces freins, s’ajoutent des difficultés d’accès global aux soins d’une population confrontée à une « précarité importante liée à des ruptures familiales et des difficultés sociales et professionnelles parfois engendrées par l'annonce de la transidentité », ajoute la Dr Le Goff. Exposées à certains risques sanitaires associés à cette précarité (travail du sexe notamment), mais aussi à des discriminations, les per sonnes trans subissent globalement des « grands retards de soins », poursuit la généraliste. « Les soignants manquent de connaissances, ce qui implique de fait une discrimination », ajoute-t-elle.   

Des parcours à définir 

Dans ce contexte, les recommandations de la HAS sont très attendues. Après la dépsychiatrisation qui a permis un changement de regard, la Dr Le Goff en attend « un pas supplémentaire », avec une définition du parcours en ville. Pour l’heure, « par peur de mal faire, des praticiens peuvent refuser la prise en charge », rappelle-t-elle. Arnaud Alessandrin plaide également pour « une libéralisation des parcours et protocoles notamment en ouvrant la prescription aux endocrinologues et généralistes de ville » afin que les hôpitaux, dont l’accès est limité, ne soient pas « la porte d’entrée unique dans un parcours de soins ».

Alors qu’« au moins 0,5 % de la population se reconnaît dans une identité de genre différente de celle assignée à la naissance ou hors du champ de la binarité homme femme », le sujet devient « incontournable », estime la Dr Le Goff. « Beaucoup de médecins  aimeraient rendre service à leurs patients mais ils ont besoin d’un cadre bien défini pour exercer sereinement », ajoute le Dr Picard.

(1) Interventions de féminisation (création d’un néovagin, augmentation mammaire, féminisation du visage) ou de masculinisation (hystérectomie, métaidoïoplastie, phalloplastie).
(2) WPATH pour World Professional Association for Transgender Health

E. B.