Pr Hang Korng Ea, Hôpital Lariboisière (Paris)

Les trous noirs de la goutte…

Publié le 27/09/2021

Bien que décrite depuis l’antiquité, la physiopathologie de la goutte n’est toujours pas complètement comprise. Elle est due à la présence de cristaux d’urate, formés après une élévation chronique de l’uricémie (au-delà de 360 µmol/l). Mais la formation de ces cristaux reste encore obscure…

Crédit photo : DR

De nombreuses questions se posent : pourquoi les cristaux se forment-ils préférentiellement au pied, en particulier à la métatarsophalangienne du gros orteil, tout en épargnant la hanche et l’épaule ? Pourquoi les cristaux déposés ne déclenchent-ils pas constamment des crises inflammatoires (voir jamais) ? Et pourquoi ces crises sont autolimitées ?

Des facteurs inconnus

En effet, seuls 30 à 40 % des patients hyperuricémiques développeront la goutte avec des crises inflammatoires. L’hyperuricémie constitue un facteur de risque indispensable à la formation des cristaux mais d’autres facteurs, non encore identifiés, sont également nécessaires. De fait, une solution maintenue à 37 °C contenant 5 mmol/l d’urate (plus de dix fois les concentrations des patients hyperuricémiques) et 140 mmol/l de sodium, ne forme pas de cristaux d’urate, même après six mois. Il existe donc in vivo des facteurs qui inhibent ou stimulent la cristallisation des urates. Ils varient probablement en fonction des tissus, ce qui pourrait expliquer les sites des dépôts. Le liquide synovial, isolé des patients au cours d’une crise de goutte, contient justement des facteurs qui favorisent la formation des cristaux. Ces facteurs semblent moins présents dans les liquides produits par d’autres maladies. 

Le calcium en cause

In vitro, la formation des cristaux d’urate dépend du pH, de la température, de l’osmolarité et des concentrations ioniques (sodium, calcium, etc.). Un taux élevé de calcium ionisé favorise la formation des cristaux d’urate. Chez l’homme, les cristaux d’urate sont fréquemment associés à ceux de pyrophosphate de calcium (PPC) dans les liquides articulaires. Nous avons récemment observé que presque 40 % des tophus contenaient en même temps des cristaux de PPC (1). L’âge et la durée d’évolution de la goutte étaient les deux facteurs associés à la coexistence des deux types de cristaux. La prévalence élevée des deux types de cristaux suggère que leur formation dépend de facteurs communs. Il est aussi possible que la présence d’un type de cristal favorise la nucléation de l’autre. 

L’effet des basses températures

Une température basse et un pH acide favorisent aussi la formation des cristaux d’urate. Ainsi, la solubilité de l’urate à 25 °C baisse à 200 mmol/l, alors qu’elle est de 420 mmol/l à 37 °C. Ce facteur pourrait expliquer la formation préférentielle des cristaux au gros orteil, où la température est très inférieure à 37 °C. De plus, les macrophages stimulés par les cristaux d’urate produisent une quantité d’interleukine (IL)-1β plus forte à 25 °C qu’à 37 °C (2). Cette production accrue de l’IL-1β est due à une activation plus importante de l’inflammasome NLRP3 à 25 °C. Cette protéine était dénommée initialement « cryopyrine » et ses mutations activatrices sont responsables de maladies auto-inflammatoires, appelées cryopyrinopathies, caractérisées par des poussées inflammatoires déclenchées par le froid, comme dans l’urticaire familiale. Ainsi, une température basse serait responsable à la fois des dépôts de cristaux d’urate préférentiellement au gros orteil et des crises inflammatoires. 

Attention au glucose

Les dépôts de cristaux d’urate restent le plus souvent asymptomatiques. Le déclenchement des crises inflammatoires est favorisé par plusieurs facteurs : traumatismes, alimentation trop riche, consommation excessive d’alcool, stress physique ou psychique, hospitalisation, accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, introduction d’un traitement hypo-uricémiant… Mais comment ces différents facteurs déclenchent-ils des crises de goutte ? Certains modifient de façon brutale l’uricémie, ce qui pourrait impacter les cristaux déposés (soit par formation de nouveaux cristaux, soit par leur dissolution) et altérer les interactions entre cellules immunitaires et cristaux, à l’origine de la crise. D’autres peuvent modifier des métabolites, ou voies métaboliques, qui activent alors l’inflammasome NLRP3 et la production de l’IL-1β. Nous avons récemment observé que l’inflammation déclenchée par les cristaux d’urate et de PPC dépendait de la consommation du glucose et du transporteur de glucose GLUT1 (3). Une concentration élevée du glucose active l’inflammasome NLRP3, alors qu’une déplétion de glucose l’inhibe. Les cristaux d’urate et de PPC stimulent la localisation membranaire du transporteur GLUT1 et la captation du glucose par les monocytes et macrophages. Ainsi, la survenue d’une crise de goutte après un repas trop riche pourrait être due à une élévation trop importante du glucose en postprandial, ce qui favorise l’activation de l’inflammasome. 

La goutte reste donc un sujet d’actualité avec une recherche active. La compréhension de l’inflammation goutteuse aidera à mieux comprendre les autres maladies microcristallines. 

(1) Ea HK et al. Calcium pyrophosphate crystal deposition in gouty tophi. Arthritis Rheumatol 2021. 73(2): 324-329.
(2) Ahn H et al. Lower temperatures exacerbate NLRP3 inflammasome activation by promoting urate crystallization causing gout. 2021 Cells. 10(9):1919.
(3) Renaudin F et al. Gout and pseudo-gout-related crystals promote GLUT1-mediated glycolysis that governs NLRP3 and IL-1β activation on macrophages. Ann Rheum Dis 2020. 79(11):1506-1514.

Pr Hang Korng Ea, Hôpital Lariboisière (Paris)

Source : lequotidiendumedecin.fr