Entretien Jérome Garcin/Patrice Debré

Médecins de famille ou familles de médecins

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Publié le 02/08/2018
L’un a fait médecine, l’autre pas. Ils se livrent pour autant chacun à sa manière à un exercice d’admiration, ému, pour ces patrons, mandarins d’une école de médecine qui participaient alors au prestige de la France. C’était le temps où le sens clinique primait, où pourtant la médecine était en train de changer d’époque. Mais ces maîtres, personnages publics étaient d’abord leurs grands-pères. Vous avez dit médecins de famille ?
Garcin

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Décision & Stratégie Santé. Jamais dans vos deux ouvrages Raymond Garcin (21/09/1897-26/02/1971) et Robert Debré (7/12/1882-29/04/1978) qui sont contemporains ne se rencontrent. Ou glissent un commentaire l’un sur l’autre.

Jérôme Garcin. Dans mes conversations innombrables avec mes deux grands-pères et surtout avec Clément Launay tout simplement parce qu’il est mort beaucoup plus tard dans les années quatre-vingt-dix, le patronyme Debré était prononcé avec un grand respect, sinon avec complicité. Ils devaient se croiser à l’Académie nationale de médecine. Mon grand-père Launay était un pédopsychiatre un peu atypique. En tout état de cause, il n’y avait pas d’inimitiés entre eux.

Patrice Debré. Je suis sûr qu’ils se connaissaient. Mon grand-père était très attaché à la dimension biologique, physiopathologique de l’individu. Ils étaient agités par des centres d’intérêt peut-être un peu différents…

 

J. G. Disons les choses clairement. Robert Debré était plus dans le sens du progrès technologique que mon grand-père Raymond Garcin. L’essentiel de sa médecine reposait sur la clinique. À cet égard, depuis la parution de mon livre je reçois chaque jour de nombreuses lettres adressées par des médecins. Toutes ces lettres témoignent de l’abandon à tort de la pratique clinique au profit de la technique. Déjà Raymond Garcin se désolait du recours déjà trop fréquent aux examens complémentaires. On aurait oublié les principes d’une médecine qui remonte à la nuit des temps. Elle était d’abord olfactive, auditive, visuelle et reposait sur des gestes, des outils simples. Pour autant, il ne récusait pas le progrès. Il avait milité pour l’installation à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière d’un microscope électronique par exemple, première pour l’époque.

DSS. Une part de l’école de neurologie française s’est d’ailleurs au début des années soixante-dix opposée à l’arrivée des scanners qui ont bouleversé les pratiques.

P. D. La sémiologie neurologique est d’une grande finesse. Et les grands cliniciens de l’époque ont pu développer le sentiment d’être dépossédés par l’arrivée de cette imagerie de haute précision. Mais les avancées sont désormais si spectaculaires que jeune interne aujourd’hui, je choisirais la neurologie voire la psychiatrie. Cette approche de l’Homme au travers d’une dissection pratiquée par l’imagerie est pour le moins fascinante.

 

J. G. Mais tous ces progrès si extraordinaires ne se réalisent-ils pas aux dépens de la relation, presque personnelle pour ne pas dire affective avec le patient ? Encore une fois, ce sont les médecins qui m’écrivent. Je raconte dans mon livre une anecdote qui fait rêver le romancier que je suis. Mon grand-père voit en consultation une femme chez laquelle on suspecte une sclérose en plaques et qui a ce collier de sequin doré et noirci. Mon grand-père la fait parler. Et comprend vite qu’elle tient un stand de tir dans une fête foraine. Et il se passe cette scène qu’on ne peut pas même imaginer aujourd’hui. Il part alors avec deux assistants dans cette espèce de foire du trône pour comprendre que l’effet des capsules de filasse de mercure trouvées dans le stand est en fait à l’origine d’un syndrome cérébelleux. Au-delà de l’effet vrai et romanesque, cette enquête sur le terrain a exigé du temps que les professionnels d’aujourd'hui n’oseraient plus prendre. La curiosité qu’a manifestée Raymond Garcin fait partie de l’idée qu’il se faisait de l’exercice de son métier. Cela ne lui a pas interdit de découvrir des maladies parfois très graves comme le syndrome qui porte son nom.

DSS. Robert Debré s’il a anticipé puis conduit ce virage de la médecine vers davantage de science ou de rigueur en a-t-il toutefois perçu les effets secondaires, d’autres diraient pervers ?

P. D. Robert Debré était également pénétré de l’importance de l’examen clinique. Avec Raymond Garcin, ils partageaient la même opinion sur le caractère crucial de l’examen clinique. Aucun n’imaginait que l’on allait passer de l’autre côté de la barrière avec un quasi-abandon de l’examen clinique. Pour autant, Robert Debré a milité très tôt pour que l’on associe le microscope au stéthoscope mais aussi aux premiers examens de génétique ou de métabolisme. Robert Debré se plaignait surtout de cette absence d’examens complémentaires. C’était une autre époque.

DSS. Autre différence majeure entre ces deux grands patrons, l’un, Robert Debré s’engage dans l’innovation institutionnelle sinon politique, l’autre pas.¶

P. D. Cet intérêt vient de loin. Il prend racine dans l’adolescence de Robert Debré avec une vision de la France nourrie par le compagnonnage avec Charles Péguy.

J. G. C’est une partie passionnante de votre livre. C’est formidablement écrit et raconté. Pour le coup ce n’est pas un livre de médecin… Ce qui est aussi très beau et que je m’efforce également de pratiquer, c’est l’exercice d’admiration qui précède la transmission. Avec l’éloge de mes aïeux, je décris une science encore nourrie d’humanités, un mot totalement obsolète mais magnifique. J’ai plus appris Montaigne et Montesquieu avec mes deux grands-pères médecins, Raymond Garcin et Clément Launay dans leur bibliothèque respective qu’au lycée Henri IV. On a définitivement coupé aujourd’hui le jeune monde médical de l’idée même qu’ils aient besoin ou simplement accès aux romans, à la philosophie, comme si cela était un objet étranger. Simple parenthèse, j’étais très heureux de découvrir comment l’un de mes ascendants, le Pr Chauffard, avait été le bon médecin de Verlaine et mon arrière-grand-père celui de Pierre Loti sans parler des relations entre Georges Duhamel et Raymond Garcin. Cela n’est pas davantage anecdotique dans le parcours de Robert ni dans celui de Patrice Debré.

 

DSS. Mais revenons à l’absence d’intérêt pour le politique chez vos grands-pères…

J. G. Chez Raymond Garcin, on peut évoquer un geste politique qui s’est prolongé tout au long de sa vie et qui repose sur ses origines. Le fait de venir de Martinique, d’un milieu très modeste, explique comment depuis son premier stage à la Pitié-Salpêtrière jusqu’au dernier jour, il a manifesté une attention toute particulière, prioritaire aux internes et aux élèves qui étaient comme lui des exilés. Pour moi, cela témoigne d’un vrai engagement politique. Quant à mon grand-père Launay, pédopsychiatre, il était totalement indifférent à la politique. Il allait soigner les enfants du Shah à Téhéran sans jamais s’interroger sur la nature du régime. En revanche, il a durant les années d’occupation sauvé des familles juives, les enfants et leurs parents. C’est une action personnelle. Mais il n’affichait pas publiquement ses idées. Mon arbre généalogique qui est au cœur même de ce récit remonte très loin dans le temps, que ce soit de manière endogamique dans le lignage paternel où l’on épouse toujours la fille de son patron ; c’est une caricature pour ceux qui détestent l’endogamie. Et c’est en ligne directe du côté maternel. Mais cette traversée de plusieurs siècles à travers la médecine me prouve que l’on peut avancer de génération en génération en étant en dehors du monde réel. Nous avons ainsi une histoire de France de Napoléon à De Gaulle où l’on peut avancer dans son métier, son sacerdoce, comme pour les ecclésiastiques en dehors du monde réel. À la différence de Jean d’Ormesson qui dans Au plaisir de Dieu retrace une traversée du temps à la fois familiale et idéologique, ce type de récit n’était pas ici possible.

 

DSS. Chez Robert Debré il n’y a pas seulement des lectures mais aussi un cursus. Il est également licencié de philosophie.

P. D. Deux personnages chez mon grand-père ont compté à deux moments différents de son parcours. Cette relation d’abord avec Péguy dominée par le lien du maître à l’élève. Plus tard avec Paul Valéry, on peut parler de donnant-donnant dans leurs échanges. Mais c’était fondamentalement un politique. Il avait besoin d’être stimulé dans son environnement pour arriver à progresser. Dès 1914 dans les lettres écrites dans la Somme, on y trouve les premières réflexions d’une réforme hospitalière, un processus qui allait mettre quarante ans pour se concrétiser. Très tôt dans son compagnonnage lycéen avec des fils d’hommes célèbres, il a commencé à réfléchir sur les institutions et comment celles-ci devaient se mettre au service d’une science.

J. G. Par ailleurs vous relatez le poids qu’il a dû affronter à cause de sa confession.

P. D. C’est l’une des motivations souterraines qui ont conduit à l’écriture de ce livre. Je souhaitais revisiter sa vision vis-à-vis de la culture juive. Il faut à ce propos distinguer la religion et la culture. Très tôt Robert Debré a su qu’il était athée. En revanche la rupture avec la culture juive demeure plus mystérieuse. Je l’explique par un besoin d’intégration.

J. G. Issu d’une famille très croyante, son père était rabbin. C’était, je le pense également, le prix de l’intégration. Je raconte dans mon livre comment à l’époque le caducée et la croix sont inséparables pendant plusieurs générations. Il faut aller à l’église pour entrer dans la carrière. Dans une lettre que Pierre Nora vient de m’adresser à la suite de la lecture de ce livre, il souligne certes que mes grands-pères devaient être merveilleux. Pour autant, il garde au fond de lui-même une forte suspicion à l’endroit de ces grands patrons de la médecine française qui ont souvent nourri une forme d’antisémitisme.  

DSS. Dans votre ouvrage Jérôme Garcin, il y a une scène terrifiante, celle où vous décrivez une consultation publique menée par votre grand-père. Vous n’y glissez pas de regard critique. Est-ce le prix à payer pour l’exercice d’admiration ?

J. G. Je ne vois pas l’impudeur que j’y verrai aujourd’hui. En même temps on m’a souvent répété les mots de Raymond Garcin qui s’excusait à la différence de Charcot et bien d’autres de cette présentation publique. Cela fait partie d’une époque révolue. Avec mes grands-pères on arrive au bout d’une médecine qui est encore celle du XIXe siècle pour ne pas dire du début du XIXe siècle. Je n’arrive pas à voir le Pr Raymond Garcin comme un contemporain.

DSS. La médecine était-elle alors une charge comme dans l’Ancien Régime que l’on se transmettait de génération en génération ?

J. G. On peut y voir une grosse menace d’endogamie qui n’est pas toujours justifiée. Il y a dans le même temps une part de moi qui veut croire que c’est le plus brillant des élèves qui épouse la fille de son patron. Dans le cas de Georges Guillain, cet espoir est confirmé grâce aux lettres que j’ai retrouvées. Pour autant c’est bien d’hériter. Mais cela ne doit pas faire perdre votre libre arbitre. Mon père est mort d’une chute de cheval à 45 ans. J’en avais alors 17, j’étais en classe scientifique au lycée Henri IV. Le lendemain de sa mort, j’ai demandé à passer en section littéraire pour faire comme mon père qui était un grand éditeur aux Presses universitaires de France (PUF). Si mon père n’était pas mort à cet âge-là, je suis presque sûr que j’aurai épousé la médecine. Du côté paternel, cette continuité sans interruption depuis Napoléon jusqu’à Raymond Garcin où le jeune interne se marie avec la fille du patron, se révèle au mieux émouvante, au pire grotesque. L’Église est la première station avant de siéger ensuite à l’Académie de médecine. J’ai grandi avec deux grands-pères que j’ai adorés. Mais le maître du côté Garcin ne rendait pas la vie facile aux siens. Si ses enfants n’ont pas fait médecine, c’est qu’il a donné l’exemple d’un sacerdoce absolu. Le maître à la maison, c’est un maître qui en fait n’était pas à la maison. Tout est sacrifié au métier. C’était un très bel exemple et dans le même temps, on ne peut souhaiter d’avoir un tel maître à la maison.

P. D. Je suis beaucoup moins révolutionnaire que mon père qui a été un peintre reconnu. Cela relève des pulsions précoces. Je me suis très vite intéressé à l’homme. Et pour le comprendre il fallait descendre d’un étage, à l’intérieur des cellules. Quant à l’ implication de ma famille dans l’histoire de la médecine, elle est plus récente. Notre généalogie médicale commence avec Robert Debré. Quel ascendant eut-il ? Important pour beaucoup. Souvent l’un ou l’autre de ses élèves, ou maintenant leurs collaborateurs, me le rapportent. Pour moi, il ne s’agit pas d'une charge mais bien d'un exemple à suivre. En effet, pour en revenir à votre questionnement tout à l’heure sur la politique médicale, et l’attrait qu’ont eu pour elle nos grands-pères, beaucoup reconnaissent qu’à cet égard, Robert Debré fut un politique, un visionnaire de la santé publique, dont la réforme des CHU fut des exemples majeurs. Or on tend à l’oublier aujourd’hui. Je raconte dans mon livre l’étonnement de mes collaborateurs lorsqu’ils découvrent dans mon bureau une photo de mon grand-père, en référence. Peut-être est-ce une des raisons qui m’ont conduit à écrire sa biographie. La vie est faite de ces parcours où l’on recherche l’exemple. Pour ce qui me concerne, je me suis souvent confronté à plusieurs maîtres, mais celui dont nous parlons, Robert Debré, fut certainement le principal. Puisque vous nous interrogez à ce sujet, d’autres regards familiaux ont compté, tel celui de mon père. À sa façon, même professionnellement ce fut aussi un de ces repères qui comptent, mais bien sûr différent. L’art et la science ont quelques points communs, la recherche en est un. De plus il m’a transmis autre chose. Si j’ai hérité de l’homme et de sa vision, il m’a également confié une œuvre. La référence se double là d’une responsabilité. L’œuvre, si je ne veille pas sur elle, qui le fera ? Mais nous nous éloignons là du simple témoignage, de souvenirs partagés, d’exemple à suivre, il s’agit alors d’une autre ambition. L’héritage familial ne s’arrête pas là. L’œuvre de Michel Debré, y a sa part. Dans ma petite enfance, j’étais très souvent accueilli chez mes cousins au point que l’on m’appelait le troisième jumeau aux côtés de Jean-Louis et de Bernard. J’ai traversé avec eux des moments d’exception comme ceux de 1958. Cet héritage-là est d’une autre nature. L’influence qu’a eue chacun de ces aïeux sur ma vie professionnelle et, disons-le, sur ma vie tout court, diffère. Elle est attachée à leur singularité, à ma mémoire, aux actions qu’ils ont menées, et sûrement aux leçons qu’ils ont voulu, sciemment ou non, me donner. Comment à mon tour les transmettre, les faire vivre, tout simplement ? C’est en vérité un challenge et sans doute une ambition.

 

 

Le syndrôme de Garcin, éditions Gallimard, 153 pp., 2018, 14,50 euros. Robert Debré, une vocation française, de Patrice Debré, éd. Odile Jacob, 355 pages 23,90 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr