Depuis le début de votre carrière, vous êtes au cœur de la prise en charge des patients vivant avec le VIH. Que retenez-vous de ces 40 ans ?
Pr Philippe Morlat : J’ai effectivement débuté mon internat en 1981, alors que l’on venait de décrire les premiers cas de sida et peu de temps avant que n’en soit identifié le virus responsable, alors dénommé LAV (Lymphadenopathy Associated Virus). Je suis devenu chef de clinique en maladies infectieuses en 1986, soit l’année qui a suivi la mise au point du test sérologique et un an avant l’arrivée en France du premier traitement antiviral, l’AZT. Pendant de nombreuses années, nous avons suivi les personnes infectées par le VIH sans autre possibilité que de limiter les infections opportunistes et de prodiguer des soins symptomatiques et palliatifs. Nous étions confrontés à la négation de notre vocation qui est celle de sauver des vies, avec la violence de décès quasi quotidiens de personnes jeunes, de notre âge, auxquelles nous nous attachions naturellement dans le service.
Par conséquent, la recherche clinique et épidémiologique s’est révélée être une « béquille » pour ma génération, l’investissement scientifique fort étant un soutien intellectuel et moral indispensable pendant la quinzaine d’années après la découverte du sida. Par ailleurs, nous avons spontanément développé, avec les associations locales et nationales de patients, des liens étroits, très riches sur le plan humain et sociétal. Nous avons participé avec eux à l’émergence de l’Agence nationale de recherches sur le sida, avec un besoin de partager les savoirs, les doutes, les ébauches de recherche.
Votre génération s’est donc jetée à cœur perdu dans la recherche ?
Pr P. M. : En effet, et le sida a permis l’émergence de la recherche clinique moderne, avec la participation des patients et des spécialistes de sciences humaines à l’élaboration des protocoles, à l’évaluation de la tolérance aux médicaments… Nous étions un peu considérés comme des ovnis par nos collègues des autres spécialités car nous étions plus ouverts sur la société et le ressenti des malades, sans jugement sur les pratiques ayant pu favoriser la contamination, médicalisant moins la prise en charge que pour la plupart des autres pathologies, concevant des protocoles d’éducation thérapeutique, etc. Cela a servi de modèle pour d’autres pathologies, en particulier le cancer, le diabète, les maladies cardiovasculaires, qui ont progressivement suivi le mouvement.
La recherche sur le sida a aussi largement contribué à la pluridisciplinarité des approches, et à la mise en place avant l’heure de ce que l’on appelle aujourd’hui les réunions de concertation pluridisciplinaires. De plus, la recherche sur le VIH a permis un bond des techniques de biologie et en particulier de biologie moléculaire. La PCR, entre autres, est née avec le VIH. La méthodologie des essais cliniques a aussi été complètement revisitée, et l’on est passé des essais ouverts des années 1980, de qualité médiocre, à la conception d’une méthodologie avec des essais randomisés, incluant des calculs de puissance statistique, le choix de critères de jugement interprétables, etc., qui a depuis lors bénéficié à toute la médecine.
Si vous deviez repenser à un fait marquant, quel serait-il ?
Pr P. M. : Ça n’est probablement pas le plus important, mais ce qui m’a le plus étonné et marqué, ce sont ces jeunes adultes qui ont dû faire le deuil de leur propre mort lors de l’arrivée des trithérapies, qui ont bouleversé leur pronostic. Se sachant condamnés à court terme, ils avaient abandonné tout investissement affectif, professionnel. Et l’espoir de survie les plongeait dans la dépression, faute d’avoir préparé le futur. Cela a duré 5 à 6 ans après l’arrivée des trithérapies.
40 ans après, quels sont les défis qu’il reste à relever ?
Pr P. M. : Désormais, l’espérance de vie des personnes vivant avec le sida sous traitement avec une charge virale indétectable est similaire à celle de la population générale. Mais on ne dispose toujours pas de traitement curatif ni de vaccin, du fait notamment des formidables mutations qui complexifient l’identification de protéines de surface cibles ou la découverte de la manière d’induire une protection. L’existence de réservoirs cellulaires où se cachent des virus VIH « dormants » chez les patients infectés sous traitement est un obstacle majeur à l’éradication du virus.
Mais parmi tous les challenges, je citerais d’abord l’accès au traitement. En 2019, le monde comptait encore 38 millions de personnes vivant avec le VIH (PVVIH) dont 1,8 million d’enfants. 30 % des personnes séropositives ne sont pas traitées dans le monde par manque d’accès aux soins et, de plus, environ 20 % des PVVIH ignorent leur contamination. La difficulté des femmes à faire valoir leurs droits et leur place dans certaines sociétés est aussi une entrave majeure. En France, environ 170 000 personnes vivent avec le VIH et sont traitées, pour la grande majorité.
Néanmoins, 25 000 personnes ignorent encore leur séropositivité. Nous recommandons depuis plusieurs années que les hommes ayant des relations avec les hommes pluri-partenaires aient des dépistages fréquents, idéalement trimestriels. Le dépistage devrait aussi être intensif et très régulier au sein de groupes à haute prévalence, dont les populations hétérosexuelles originaires de pays à haute endémie du VIH et les utilisateurs de drogues en intraveineux. Dans la population générale, certains départements et régions de France sont aussi plus concernés (Guyane, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Île-de-France). Enfin, le dépistage concerne tout un chacun, indépendamment de tous les facteurs de risque cités précédemment. À ce titre, les généralistes doivent être sensibilisés (notamment par le biais de la formation médicale continue) à tous les signes cliniques et biologiques précurseurs de cette pathologie virale, y compris au cours du moment clé de la primo-infection.
Bien entendu, il reste encore beaucoup à faire vis-à-vis de la mise à disposition des antirétroviraux actuels dans le monde entier, et le développement de nouvelles galéniques ayant des modes de délivrance tous les deux ou six mois y contribuera certainement en facilitant l’accès dans les endroits privés d’accès aux soins.
Selon ONUSIDA, le taux mondial d’incidence-prévalence est passé de 11,2 % en 2000 à 6,6 % en 2010 et à 4,6 % en 2018. L’objectif zéro contamination en 2030 est-il réaliste ?
Pr P. M. : Cela confirme que pour aller plus loin dans la réduction de la prévalence du sida, il faut un appui politique, économique et technique au niveau mondial permanent, et réussir à parler sexualité à des adolescents en allant contre les freins socio-culturels existant dans certains pays. Cela dépasse la science. L’OMS s’engage beaucoup, des mouvements internationaux pour la délivrance des médicaments génériques de type Unitaid également. Mais les réticences politiques gênent les messages de prévention et de dépistage dans de nombreux pays.
Vis-à-vis de l’objectif « zéro contamination » en France, je garde espoir pour 2030. Pour y parvenir, il faut lutter contre la banalisation de l’infection, un risque réel parmi les jeunes, qui n’ont plus peur du sida. Il ne faut pas se lasser, ni se laisser détourner de cet objectif par d’autres évènements y compris médicaux, comme ce fut le cas avec l’épidémie de Covid-19.
Justement, l’épidémie de Covid-19 a-t-elle, d’une certaine manière, changé notre regard sur l’épidémie de sida ?
Pr P. M. : Une relecture de l’épidémie de VIH à la lumière de celle du Covid-19 me semblerait une réécriture malvenue de l’histoire. Je pense plutôt que ce que l’on a appris sur le VIH nous a été utile dans la lutte contre le Covid-19, en termes de multidisciplinarité de l’approche de la recherche, de coopération internationale la plus ouverte possible, de mise en place de structures pour lever les brevets des médicaments, voire maintenant des vaccins… Tout cela s’est fait en accéléré grâce à l’expérience du VIH. On a aussi compris grâce au sida que l’approche doit être mondialisée.
Ce que j’ai vu aussi, ce sont des leçons dont on n’a pas su tenir compte, avec le retour des peurs irrationnelles, le sentiment d’exclusion, le rejet de certains individus du fait de leur infection par le SARS-CoV-2 ou de leur profession, comme les soignants ; mais également la remise en question de la science, avec une contestation virulente de la part de nombreuses personnes de la démarche scientifique rigoureuse, validée et de qualité.
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