Dr Pierre Savatier

« Nous n’allons pas créer des organismes chimériques monstrueux »

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Publié le 19/04/2021
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Deux articles récemment publiés viennent d’acter la création d’embryons chimériques homme-singe. Une première qui alimente bien des fantasmes, que démonte le Dr Pierre Savatier, co-auteur avec le Dr Irène Aksoy (Inserm U 1208, Institut Cellule souche et cerveau, Lyon) de l’une de ces publications. Au-delà de la polémique et du questionnement éthique, le chercheur revient sur les enjeux scientifiques de ces travaux.

Crédit photo : DR

Vous avez créé les tout premiers embryons chimériques homme-singe. En quoi cela consiste-t-il ?

Dr Pierre Savatier : Il s’agit d’introduire des cellules souches humaines dites « pluripotentes » dans un embryon de macaque. Ces cellules sont capables de se différencier en tous les tissus constituant un organisme vivant. L’objectif est que des cellules souches humaines colonisent un embryon d’une autre espèce animale, faisant produire à cet organisme des organes humanisés. Au lieu d’utiliser des cellules pluripotentes dérivées d’embryons surnuméraires, on utilise ici des cellules souches pluripotentes dites « induites » (ou iPS) car obtenues en reprogrammant des cellules d’un individu adulte (issues de la peau, par exemple). Ces deux types de cellules pluripotentes sont d’efficacité comparable, le choix est uniquement légal et éthique.

Un pas essentiel et symbolique vient-il d’être franchi ?

Dr P. S. : Des recherches médicales créant des organes chimères souris-homme, voire macaque-homme, à l’aide de cellules humaines déjà différenciées (et non pluripotentes) ont déjà conduit à des milliers de publications depuis 20 ans, à l’origine d’avancées médicales majeures dans le traitement des cancers, de la DMLA et bientôt de la maladie de Parkinson. Et ce, sans qu’aucune voix ne s’élève contre la méthode. Même avec les cellules pluripotentes, des chimères mélangeant cellules humaines et animales ont déjà été fabriquées, chez la souris en 2013, le porc en 2017 ou encore le mouton ou le lapin. La nouveauté ici, c’est que le singe est une espèce jugée très proche de l’homme. Pour autant, malgré la proximité cellulaire entre les deux espèces, les résultats ne sont guère plus satisfaisants qu’avec la souris, avec un pourcentage de cellules humaines qui se développent au sein de l’embryon animal (« taux de chimérisme ») extrêmement faible. Pour espérer des applications médicales, il faudrait atteindre au moins 10 %. Nos résultats, similaires à ceux de la publication sino-américaine, sont encore loin du but.

Quel est l’intérêt scientifique et médical de ces recherches ?

Dr P. S. : À long terme, ces chimères pourraient favoriser la production d’organes chez l’animal pour permettre des greffes chez l’homme. Mais l’intérêt est aussi d’approfondir la connaissance du développement embryonnaire humain avec pour objectif l’amélioration des techniques de FIV et des processus de différenciation cellulaire, essentiels en thérapie cellulaire et médecine régénératrice. Nous espérons aussi développer des modèles animaux de pathologies humaines, notamment neurodégénératives. Ce que l’on fait aujourd’hui en médecine de la reproduction ou en médecine régénératrice repose sur les études qui ont été conduites depuis 50 ans chez la souris ! Or les différences homme-souris sont majeures.

Vous êtes conscient que le mot « chimère » fait peur et interpelle sur le plan éthique ?

Dr P. S. : Contrairement à ce qui est souvent avancé, nous n’allons pas créer des organismes chimériques monstrueux, élaborer des choses contraires à la loi, à la conscience et à la morale.
Trois règles intangibles – et respectées au niveau international par les pays impliqués – régissent déjà la recherche dans le domaine des cellules pluripotentes pour la décennie 2020-2030 : ne pas autoriser le chimérisme dans le cortex cérébral afin de ne pas faire face à la problématique de l’émergence de la conscience humaine chez l’animal, s’interdire le chimérisme dans les lignées germinales et ne pas laisser se développer des fœtus qui auraient une ressemblance avec l’homme. En France, si la loi actuelle encadre rigoureusement la recherche avec des cellules pluripotentes dérivées d’embryons surnuméraires, elle est muette sur les cellules iPS, ouvrant la porte à toutes les dérives. D’où notre appel à encadrer (plutôt que de ne pas les mentionner, ndlr) les recherches conduites avec les cellules iPS dans le cadre de la loi de bioéthique en cours de révision.

Quels sont les risques de ce chimérisme homme-singe ?

Dr P. S. : Dans le cadre du travail sur des embryons, il n’y a pas de risque car ces embryons et les cellules que nous injectons sont exemptes de tout pathogène et les laboratoires dans lesquels nous réalisons ces expériences sont au moins de niveau de confinement L2. Mais on ne peut écarter la question des zoonoses, avec la fabrication d’organes humains produits chez le porc et transplantés chez l’homme, par exemple. Des recherches spécifiques visant à prévenir efficacement cette éventualité sont déjà en cours


Source : Le Généraliste