LE QUOTIDIEN : Plusieurs expériences de xénotransplantation d’organes porcins (rein et cœur) ont été menées aux États-Unis ces dernières années. Quels enseignements en tirer ?
Pr GILLES BLANCHO : Les Américains ont développé une approche originale, différente de ce qui se fait sur le continent européen ou même en Chine : pour montrer qu’un organe porcin n’était pas rejeté de façon hyperaiguë, ils ont utilisé des receveurs décédés. Cela leur a permis d’avancer sans faire courir de risque à des individus vivants. Cette façon de faire ne serait pas possible en Europe, et en particulier en France où le patient décédé est sanctuarisé.
Ces expérimentations sont réalisées au compte-gouttes et restent très ponctuelles. On ne peut pas en tirer d’élément statistique, les données étant spécifiques à chaque individu. Mais elles ont confirmé chez l’Homme ce qui avait été observé chez les primates non humains, à savoir l’absence de rejet hyperaigu grâce aux modifications génétiques des organes porcins et aux approches innovantes d’immunosuppression. Avec des greffons d’animaux génétiquement modifiés, les barrières interespèces sont légèrement modifiées.
Des interrogations persistent pour la place des expérimentations sur les patients décédés. Le développement de cette approche implique que la recherche sera menée aux États-Unis et en Chine.
Quels défis restent à relever ?
Les premières interventions ont été autorisées au début pour trois jours maximum. Il s’agit depuis d’essayer de stabiliser un patient plusieurs semaines. Cette étape a été franchie par l’équipe du Pr Robert Montgomery à New York Langone. Les chercheurs ont reçu une autorisation pour 60 jours chez un patient décédé avec un rein porcin assurant la fonction rénale. C’est une avancée importante. Les données de cette expérience n’ont pas encore été publiées, mais elles ont été partagées avec l’équipe française dirigée par le Pr Alexandre Loupy (Université Paris Cité/Inserm/AP-HP).
Pour la greffe cardiaque, une première expérimentation chez l’humain a été menée à l’université du Maryland à Baltimore, par les Prs Griffith et Mohiuddin, chez un patient de 57 ans souffrant d’insuffisance cardiaque terminale et inéligible à une greffe classique. Le patient a donné son accord malgré un pronostic très réservé. Cette situation paraît étrange pour un Européen. Selon nos paramètres, un patient récusé pour la greffe ne pourrait pas être xénogreffé.
Cette expérience a permis de confirmer que les premières semaines sont contrôlables, avec un organe qui fonctionne. Le patient est sorti des soins intensifs sans assistance circulatoire. Mais très rapidement, une réaction anti-porcine a été difficile à monitorer.
Il s’avère que le patient a certainement développé plusieurs lignes de rejet, son greffon s’est mis à fonctionner de moins en moins bien. La réactivation d’un virus porcin, qui n’avait pas été détecté dans l’organe, a été très forte dans un contexte immunologique humain non adapté à ce pathogène. Sans veille antivirale, le virus s’est mis à proliférer et à attaquer le greffon. Les traitements ont été arrêtés au bout de 56 jours et le patient est décédé.
Depuis, des xénogreffes de rein ont été réalisées chez des receveurs vivants. Un des patients avait déjà reçu un greffon humain qui avait été un échec en raison d’une forte immunisation. Cette étape marque une autre avancée très importante. Deux interventions ont été effectuées : à New York chez un patient sous assistance circulatoire pour des problèmes cardiaques et à Boston chez un dialysé après l’échec d’une première greffe. Ce dernier est décédé au bout de trois semaines, a priori d’une cause non reliée à la greffe. Les données de ces deux tentatives ne sont pas encore disponibles.
Le recours à des xénogreffes temporaires, de quelques mois, en situation d’extrême urgence est tout à fait réaliste
Qu’en est-il des expérimentations menées en Chine ?
Les Chinois ont développé une approche transitoire sur un patient décédé ou avec une hépatite fulminante. On dispose de peu d’informations sur ces expériences. Une greffe de foie a été réalisée avec un organe de porc génétiquement modifié d’origine chinoise via un système de « bridge », en circulation extracorporelle. Cette intervention permet d’avoir un effet sur l’hépatite fulminante en détoxifiant l’organisme de la défaillance hépatique. L’intérêt est aussi de savoir si l’organe est rejeté dans ces conditions. L’expérimentation ne s’est déroulée que sur quelques jours. A priori, le foie n’a pas été rejeté. Plus récemment, une véritable xénogreffe de foie, sans bridge, a été annoncée.
Quels sont les freins à ce type d’expérimentations en Europe ?
Le principal est d’origine éthique. L’utilisation de receveur décédé serait compliquée à mettre en place. Et je ne suis pas sûr que ce soit une approche intéressante. Il y a une controverse sur le sujet même aux États-Unis. Une partie de la communauté scientifique soulève aussi des raisons scientifiques, l’argument étant qu’un patient décédé n’est pas le reflet du vivant. La physiologie est complètement modifiée, en particulier celle des paramètres vitaux, avec des impacts sur le système immunitaire. Cette approche peut être utile pour évaluer le risque de rejet hyperaigu chez l’humain. À mon sens, ce ne sont pas des modèles qui permettent d’évaluer la fonction de l’organe sur le long cours.
On peut imaginer des xénogreffes temporaires, de quelques mois en situation d’extrême urgence, de survie, en attendant un greffon humain : un cœur, si le système de suppléance ne fonctionne plus, ou un foie, pour sortir un patient d’un coma hépatique. Dans ces cas, le recours à des organes de porc est tout à fait réaliste. Mais pour envisager la transplantation comme alternative aux greffes humaines, il faut d’abord des résultats probants sur des survies d’au moins six mois, ce serait le minimum acceptable.
L’Europe est riche de compétences scientifiques mais accumule un retard considérable
L’Europe a longtemps été pionnière. C’est là qu’ont été menées les premières tentatives au début du XXe siècle. L’avance a été maintenue jusque dans les années 2000, avec des recherches sur la modification du vivant. Rappelons que le premier animal cloné, la brebis Dolly, vient d’Écosse. Ensuite, des mouvements anti-expérimentation animale ont pris de l’ampleur en Europe. Les laboratoires de recherche étaient sous pression, menacés, traînés devant les tribunaux. Au Royaume-Uni, les fonds ont été beaucoup plus difficiles à mobiliser. La société PPL, créatrice de Dolly est partie aux États-Unis, pour devenir Revivicor, une société qui fournit aujourd’hui les équipes américaines. La firme britannique Imutran, qui a élaboré les premiers animaux transgéniques, a fermé.
L’Europe s’est-elle repositionnée sur ces recherches ?
Jusqu’au milieu des années 2010, des équipes d’Allemagne, de France, d’Italie, de Belgique, ou de Suède ont collaboré à travers des réseaux de recherche et ont obtenu de vraies avancées. Mais les financements européens se sont interrompus, ce qui fut une erreur majeure car la recherche nécessite de la persévérance. Seule l’Allemagne, la plus en pointe du continent, a poursuivi, via des financements régionaux, en particulier en Bavière à Munich mais avec des collaborations dans tout le pays. À l’inverse, aux États-Unis, les financements ont continué, via les Instituts nationaux de la santé (NIH) et des firmes implantées dans le pays.
L’Europe accumule un retard considérable, elle est pourtant riche de compétences scientifiques. La xénotransplantation reste une recherche extrêmement confidentielle. Les Européens ne pourront avancer qu’à travers des collaborations. Des relations informelles se poursuivent entre les équipes, c’est la force des réseaux. Mais les travaux restent limités, faute de financement, et passent par des collaborations avec les États-Unis, à l’instar de ce que fait l’équipe du Pr Loupy. D’autres dynamiques vont peut-être se réactiver.
La Société francophone de transplantation (SFT) a lancé cette année un séminaire, les Spring Highlights in Transplantation Sciences (Spring HITS). Elle souhaite réunir les chercheurs, sous l’égide de la société savante des transplanteurs francophones autour d’un sujet contemporain majeur, nous y explorons les pistes de développement et d’organisation au niveau européen. Des initiatives sont aussi en cours au Royaume-Uni, avec un recensement des expertises.
De grandes questions sont encore à résoudre, la xénotransplantation ne peut pas être considérée comme un succès mais comme une avancée de recherche. Il y a encore du rejet. La réponse immune reste très compliquée à contrôler. La survie du greffon sera toujours complexe à obtenir. Le risque viral important doit être encadré, avec des tests fins adaptés aux pathogènes animaux. Et il faut développer notre capacité à traiter ces virus animaux.
En France, l’Agence de la biomédecine (ABM) est-elle un soutien ?
À ce stade, on est incapable de savoir si la xénotransplantation pourra sauver des vies humaines. L’ABM dans son rôle d’agence sanitaire ne peut pas dire autre chose. Nous sommes en contact avec elle et, si des approches expérimentales se montent en France, elle sera avec nous. L’ABM nous soutiendra notamment sur l’aspect réglementaire. Les autorisations de prélèvement, la perspective d’un recours à des receveurs décédés, etc. : ces questions se régleront avec elle.
Repères
2021
En septembre, pour la première fois, un rein de porc génétiquement modifié est transplanté à l’hôpital de NYU Langone à New York chez un patient en mort cérébrale, sans déclencher de rejet immédiat
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Janvier 2022
Une équipe de l’université du Maryland à Baltimore effectue avec succès une transplantation d’un cœur de cochon génétiquement modifié chez un homme de 57 ans en insuffisance cardiaque terminale
2024
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