Rémy Slama : « Les décès liés aux particules fines, une catastrophe silencieuse en Europe »

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Publié le 14/10/2022
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Titulaire de la chaire de santé publique du Collège de France pour 2021-2022, Rémy Slama, directeur de recherche à l'Inserm, a axé son programme de conférences sur les relations entre santé humaine et environnement dans l’anthropocène. Il revient pour « Le Quotidien » sur les enjeux actuels de la recherche.

Crédit photo : COLLEGE DE FRANCE

LE QUOTIDIEN : Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, à paraître en novembre, vous retracez l’histoire de notre « transition épidémiologique ». Qu’en est-il ?

RÉMY SLAMA : Le profil des causes de décès a profondément évolué depuis les débuts de la révolution industrielle. Il y a trois siècles, la mortalité était principalement due aux famines, aux épidémies et, dans une moindre mesure, aux guerres. L’environnement au sens large était donc le déterminant majeur de la santé et de l’espérance de vie. Mais, depuis, sous l'essor de la révolution industrielle, notre environnement et notre système de santé se sont profondément modifiés. Cette empreinte humaine accrue sur l'environnement est incarnée par le concept d'anthropocène.

L’espérance de vie a progressivement connu des gains spectaculaires par rapport à l’ère antérieure à la révolution industrielle. Elle a été multipliée par trois en un peu moins de trois siècles. Ce mouvement s'accompagne d'une diminution de la mortalité par maladies infectieuses, survenant souvent tôt, remplacée par les maladies chroniques, survenant plus tard : c'est la transition épidémiologique.

L'environnement conserve-t-il un rôle majeur dans la survenue des maladies ?

Les mécanismes des maladies chroniques peuvent relever de l’inflammation, du stress oxydatif, de perturbations endocriniennes. Or la toxicologie nous apprend que plusieurs de ces mécanismes peuvent être induits par des agents extérieurs à l’organisme, comme les particules fines, qu’elles soient issues du tabac, du trafic routier ou du chauffage urbain, ou comme les nombreux perturbateurs endocriniens (les bisphénols ou les phtalates). D’autres mécanismes épigénétiques ou de perturbations du microbiote sont aussi influencés par l’environnement.

Au-delà des maladies infectieuses, il y a donc des raisons de suspecter que ces maladies chroniques peuvent être influencées par l’environnement.

Un autre faisceau d’arguments indirects vient des études familiales permettant de quantifier l’héritabilité. Pour beaucoup de pathologies comme les cancers du sein, les leucémies, le diabète de type 2, l’héritabilité est faible, inférieure à 40 %, ce qui laisse une influence résiduelle importante dans la variation du risque aux facteurs non génétiques, c'est-à-dire l'environnement au sens large.

Quels sont les apports de l’exposome pour explorer ces causes externes des maladies ?

L’environnement influence notre santé sans que l’on ait une vision précise et fine des effets des 100 000 substances chimiques et des nombreux facteurs physiques présents dans notre environnement, sans parler des agents infectieux et des facteurs psychosociaux.

Le concept d'exposome est né à une époque où la recherche en génétique avait fait des progrès grâce aux outils permettant d’identifier l’existence de polymorphismes génétiques, puis de séquencer le génome de différentes espèces. Dans un article de 2005, Christopher Wild a appelé à une évolution similaire pour le développement d’outils pour caractériser l’exposome et son lien avec la santé.

Parce que notre environnement a profondément évolué, l’approche de l’exposome nous pousse à essayer d’avoir une vision plus globale. L'objectif est de considérer non pas un, mais plusieurs dizaines de facteurs environnementaux en relation à une pathologie donnée et d'éclairer les inégalités sociales d'exposition.

Comment cela se traduit en termes de recherche ?

Ce n’est pas simple. Les expositions environnementales varient considérablement d’un organe à l’autre. Les polluants organiques persistants vont avoir tendance à être stockés dans les graisses, certains métaux vont dans les tissus osseux, les bisphénols sont rapidement éliminés dans les urines.

L’exposome varie donc selon les organes, mais aussi au cours du temps. Mon équipe a par exemple montré une variabilité d’un facteur un à dix des niveaux de bisphénol A entre le matin et le soir, notamment lié à une demi-vie très brève de la substance.

Aussi, il n’y a pas un support unique pour identifier cet exposome, mais plutôt des matrices privilégiées selon la composante de l’exposome qui nous intéresse. Ce sera par exemple l’urine pour des polluants peu persistants, le sang et les tissus gras pour des polluants persistants et des questionnaires pour des aspects psychosociaux.

Le défi métrologique est colossal sans que cela signifie que ça ne peut pas être résolu. Parmi les progrès des dernières décennies, les cohortes permettent de suivre sur le long terme des effectifs très importants avec des prélèvements biologiques aidant à caractériser les expositions.

En France, les cohortes Constances (200 000 volontaires), E3N (100 000 femmes et leur descendance) ou Agrican (100 000 familles d’agriculteurs) offrent des opportunités intéressantes. Mais des efforts sont à faire pour consolider les biobanques adossées à ces cohortes, voire pour envisager l’utilisation de dosimètres pour caractériser les expositions mal appréhendées par des biomarqueurs.

Dans certaines collectivités, les élus réclament la création de registres locaux des cancers à proximité de sites à risque ou après des cas groupés de cancers pédiatriques. Est-ce un outil pertinent ?

Les registres ont généralement un grand intérêt en termes épidémiologiques pour faire de la surveillance et détecter les contrastes temporels et spatiaux d'incidence de maladies ou de malformations. Mais les registres ne sont pas forcément l’approche idéale pour une recherche étiologique sur les causes possibles des maladies. Ce n’est pas facile à entendre.

Les tendances temporelles dans des maladies multifactorielles ne peuvent être vues que comme une alerte pour creuser des causes. L'absence de tendance temporelle ne signifie pas qu'il n'y a pas de cause environnementale en jeu. Quant aux contrastes spatiaux pour les clusters de cancers pédiatriques, la compréhension de leurs causes éventuelles a peu de chances de passer par une investigation locale. Le nombre de cas limité ne permet pas d’avoir une réponse statistique forte concernant l’influence de facteurs environnementaux potentiellement nombreux, variant dans le temps et agissant de façon conjointe.

Les cohortes permettent une caractérisation prospective des expositions, avant le diagnostic de la pathologie. Avec un registre, les patients sont intégrés une fois malades, ce qui empêche d’explorer les expositions passées.

Les enjeux liés à la santé environnementale sont-ils suffisamment pris en compte par les politiques publiques ?

La situation est variable. Sur certains facteurs environnementaux pour lesquels on a accumulé des connaissances, la réglementation a tardé à changer. Je pense à l’amiante, mais aussi aux particules fines qui entraînent plusieurs dizaines de milliers de décès chaque année en France. C’est une catastrophe silencieuse sur laquelle l’Europe est lente à agir, même si on observe une diminution régulière, malgré une réglementation peu évolutive.

Mais dans d’autres domaines, l’Europe et la France se sont montrées plus actives. À la suite de la réglementation Reach (système unique d'enregistrement, d'évaluation et d'autorisation des substances chimiques dans l'Union européenne, NDLR), des décisions fortes et claires ont été adoptées sur les pesticides, avec l’interdiction par la loi des produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques et des perturbateurs endocriniens.

Une nouvelle approche générique de gestion des risques, qui n’est pas encore dans la loi, est par ailleurs intéressante et mise en avant par la Commission européenne. Elle vise à sortir d’une gestion des substances au cas par cas pour aller vers une gestion à partir de classes de danger et à lister les plus préoccupantes. Plutôt que de débattre sur le niveau autorisé de telle ou telle substance et de demander des lois au Parlement pour chaque substance, il faudrait avoir des principes clairs, reposant sur la classe de danger, en interdisant par exemple tous les cancérigènes dans les produits du quotidien. En parallèle, il revient aux agences nationales, comme l’Anses en France, d'identifier les substances concernées.

À l’échelle d’un médecin généraliste, quels conseils de prévention ? Que mettre en place ?

Étant donné la complexité de l’univers physico-chimique créé par l’anthropocène et le nombre de substances présentes dans l’environnement, la prévention se gère plutôt au niveau collectif. Mais certains actes individuels vont bien sûr permettre de réduire les expositions. Les fondamentaux sont bien sûr une alimentation bio, et bonne pour l’environnement si possible, de limiter l'usage des cosmétiques pendant la grossesse et de diminuer l’usage des médicaments.

Sur ce dernier point, les médecins ont un rôle à jouer. Les hôpitaux commencent à engager un virage sur la prise en compte de l’environnement hospitalier qui doit bien évidemment limiter les risques infectieux, mais aussi les expositions chimiques.

Propos recueillis par Elsa Bellanger

Source : Le Quotidien du médecin