Le psychiatre Serge Tisseron lance l’alerte contre les robots

Publié le 11/09/2015
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Crédit photo : DR

Dans son livre « Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle »*, Serge Tisseron explore la face sombre des robots censés avoir « du cœur ».

LE QUOTIDIEN - Comment le psychanalyste et psychiatre que vous êtes en est-il venu à travailler sur les robots ?

SERGE TISSERON - J’ai travaillé successivement sur les relations que nous établissons avec les images, avec les objets, et sur l’empathie entre humains. Ces trois domaines sont en effet traditionnellement séparés : les objets sont faits pour être utilisés et jetés ; les images sont la représentation d’un objet existant, ayant existé ou imaginé ; et c’est seulement avec nos semblables que nous communiquons en utilisant les intonations et les mimiques. Or les robots humanoïdes vont totalement brouiller ces distinctions : ils resteront des objets dont chacun pourra faire ce qu’il veut ; ils seront en même temps des images puisque nous pourrons leur donner l’apparence d’une créature rêvée, ou même d’un proche vivant ou disparu ; et enfin nous communiquerons avec eux exactement comme avec un être humain grâce aux programmes d’empathie artificielle.

Cette dimension empathique n’est-elle pas a priori bénéfique ?

Qui dit empathie, dit fondamentalement acceptation de la liberté de l’autre. Or ce que des roboticiens appellent « empathie », ou encore « émotions » de la part d’un robot entretient une confusion redoutable. Prenez le robot Pepper qui a été lancé l’an dernier par le groupe japonais SoftBank : c’est un robot avec un cœur, a proclamé le P-DG de SoftBank, mais Pepper n’a pas plus de cœur qu’une machine à laver, il simule l’affection et prodigue l’empathie artificielle pour nous rassurer... et nous inviter à l’acheter.

Avec le risque d’oublier que ces machines transmettront en temps réel nos données personnelles, y compris les plus intimes, à leur fabricant, qui pourra en disposer comme il l’entend. Nous voyons se profiler un formidable pouvoir de contrôle qui se parera des atouts de la séduction. Dans un pays comme la France où 22 millions de personnes vivent seules, des robots de compagnie peuvent se vendre comme des petits pains pour cajoler les consommateurs, du berceau à la tombe, en leur disant ce qu’ils ont envie d’entendre, tout en constituant de formidables mouchards de leur vie.

Les robots sont des objets, mais, selon vous, ils révolutionnent donc notre relation aux objets ?

Un robot humanoïde pourra passer de l’identité « coach sportif » à l’identité « expert-comptable » ou « partenaire sexuel » en un clic. En même temps, leur connexion permanente à Internet leur donnera une excellente connaissance du monde et… de chacun d’entre nous. Comment ferons-nous coexister dans nos vies ces ersatz d’humains manipulables à loisir et nos semblables ?

Mis à part le robot tueur, dont l’interdiction est réclamée, les robots semblent pourtant plutôt bien perçus et bien accueillis.

L’image d’un robot « meilleur ami de l’homme » est aujourd’hui la seule que nous renvoient les médias. C’est ce contexte exclusivement euphorique qui me préoccupe. Le slogan « Emotionnal robot has empathy » est un mensonge qui veut nous faire oublier que les robots seront toujours des machines à simuler, et aussi qu’ils pourront être autant d’espions permanents de nos faits et gestes. C’est une menace sur l’intimité, et, si un régime politique le souhaite, sur les libertés.

Vous reconnaissez quand même que les interventions des robots sur le plan de la santé sont bénéfiques.

Bien sûr ! Le robot assistant du chirurgien est un progrès incontestable. De même, dans les hôpitaux, les chariots automatisés, les robots humanoïdes qui croisent les patients dans les couloirs et leur demandent des nouvelles, ou encore les robots qui stimulent les capacités des résidents dans les maisons de retraite. Mais en même temps, il y a urgence à réfléchir sur leurs dangers possibles. Je ne crois pas que des solutions aux questions posées par les robots en termes de surveillance et de manipulation surgiront d’elles-mêmes. Ces questions doivent devenir l’objet d’un large débat public. Sans quoi nous sommes condamnés à subir le monde que les programmeurs imaginent déjà pour nous.

*Albin Michel, 208 p., 16 €
Propos recueillis par Christian Delahaye

Source : lequotidiendumedecin.fr