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Dossier

Cadrer les outils numériques Contact Covid, StopCovid, SI-DEP

Briser les chaînes de contamination, pas le secret médical

Par Coline Garré - Publié le 15/05/2020
Briser les chaînes de contamination, pas le secret médical

Éviter certaines erreurs liées à l'humain
Phanie

Alors que la France se déconfine depuis le 11 mai, les premiers systèmes de suivi épidémiologique se mettent en place avec l'objectif de casser les chaînes de contamination au Covid-19. Mais Contact Covid, qui place les médecins en première ligne, tout comme l'application StopCovid prévue le 2 juin, ne cessent de susciter des débats.

La France sacrifie-t-elle le respect de la vie privée, le secret médical, et les libertés individuelles, sur l'autel de la santé publique en se dotant d'outils numériques pour suivre les patients contaminés par le Covid-19 ? Les dispositifs mis en place sont-ils proportionnés aux enjeux inédits suscités par la pandémie mondiale et donc légitimes ? Autant de questions qui ont été longuement débattues ces dernières semaines au Parlement, dans les instances éthiques et médicales, les médias et jusqu'au Conseil Constitutionnel. 

Il a d'abord été question d'un tracing à l'aide de l'application StopCovid, destinée à prévenir une personne qu'elle en a croisé une autre testée positive au Covid-19 via le bluetooth des téléphones portables. Mais l'outil ne devrait pas être prêt avant le 2 juin. Aussi le gouvernement a-t-il élaboré un autre mécanisme de suivi dans la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire, ce dispositif reposant sur deux fichiers. 

Contact Covid et SI-DEP, des dérogations au secret médical 

Depuis le 11 mai, les médecins sont invités à renseigner les données personnelles d'un patient testé positif sur « Contact Covid », sous l'égide de l'Assurance-maladie, y compris sans son consentement. Ils doivent aussi indiquer les cas contacts, afin que le personnel de l'Assurance-maladie puisse les inviter à se faire dépister et à s'isoler. 

La loi crée en parallèle un second fichier appelé SI-DEP (« service intégré de dépistage et de prévention ») dans lequel médecins et biologistes indiquent les résultats (y compris négatifs) des tests. Il sera diffusé après pseudonimisation aux acteurs du suivi épidémiologique et de la recherche mais aussi, sous forme identifiante, au patient lui-même, au médecin et au personnel de la CNAM et des ARS chargés d'identifier les cas contacts.

« Si la loi intervient, c’est pour lever les obstacles touchant au secret médical en raison du grand nombre d'intervenants dans ce tracing », a reconnu le ministre de la Santé Olivier Véran devant le Sénat. « Jusqu'ici l'entaille faite au secret médical, par exemple pour les affections longue durée, ne concernait que des gens malades », ce qui n'est pas forcément le cas des personnes ayant été en contact avec un malade, ajoutait-il devant les députés. Et d'assumer : « Une dérogation indispensable, sinon il n'y a pas de tracing ». 

Au terme d'une semaine de débats, le Sénat et l'Assemblée ont apporté plusieurs garde-fous : limitation temporelle de la durée du dispositif et de la conservation des informations personnelles, restriction des données au statut virologique et sérologique et aux examens d'imagerie médicale, droit d'opposition ou de rectification individuel, possibilité de ne pas diffuser l'identité de la personne infectée à ses contacts.

Les parlementaires ont inscrit dans la loi le fait que les personnes ayant accès à ces données sont soumises au secret professionnel, tandis que le Conseil constitutionnel a exclu de leur liste les organismes d'accompagnement social.

Le Parlement a créé un comité de contrôle chargé d'évaluer la pertinence de ces outils et le respect du secret médical, et a sollicité le regard de la CNIL. Il a enfin précisé que ces systèmes d'information ne pouvaient avoir pour finalité le développement ou le déploiement de StopCovid. 

Des garanties suffisantes ?

À quelques réserves près, le Conseil constitutionnel a considéré que la loi ne méconnaît pas le droit au respect de la vie privée et répond de façon proportionnelle à la menace sanitaire et à l'enjeu de protection de la santé.

Le Conseil national de l'Ordre des médecins (CNOM) a salué un dispositif qui respecte in fine « les principes déontologiques et l’éthique de responsabilité ». « Nous souhaitions que la dérogation au secret médical s'inscrive dans un cadre existant, connu et encadré : celui de la maladie à déclaration obligatoire », explique au « Quotidien » son président le Dr Patrick Bouet, tout en reconnaissant des spécificités liées à l'épidémie. 

Le directeur général de l'Assurance maladie Nicolas Revel s'est aussi voulu rassurant : « un médecin n'est pas dans un rôle de flicage, mais de santé publique dans le cadre d'une épidémie. Le secret médical est préservé : les acteurs qui vont intervenir, patient, médecin, Assurance maladie, partagent depuis toujours des données de santé couvertes par le secret médical », a-t-il déclaré le 10 mai.

Prudemment, l'Académie de médecine considère que « l’identification des cas contacts ne peut s’envisager sans le strict respect du secret médical » et recommande « de ne pas contraindre le généraliste à rompre le secret médical en partageant des informations confidentielles avec des enquêteurs n’ayant pas vocation à les connaître ». 

Plus critique sur la méthode, le professeur d'éthique médicale Emmanuel Hirsch déplore qu'un tel système ait été mis en place dans la précipitation, et que les atteintes au secret médical et aux libertés individuelles soient mal bornées, nourrissant le « climat de défiance générale » actuel. « À combien de renoncements devrons-nous encore assister au nom de la lutte contre l’épidémie ? », s'interroge-t-il. 

Plaidoyer pour un collège de garantie humaine 

La future application StopCovid, fondée sur le volontariat et le consentement de l'utilisateur qui choisit de l'installer mais aussi de signaler son éventuelle contamination, lèvera-t-elle ces incertitudes ?

Certes, StopCovid, bordé par la CNIL et le RGPD, pourrait éviter certaines erreurs liées à l'humain, involontaires ou volontaires (un patient pouvant signaler un contact afin qu'il soit isolé… pour de mauvaises raisons), et s'avérer moins intrusive que Contact Covid. Mais elle exige, pour que les Français l'adoptent, des garanties éthiques, techniques et juridiques.

Qu'ils soient humains ou numériques, le Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) demande que les citoyens aient accès à tous les protocoles qui sous-tendent les outils de traçage, afin de se positionner en toute connaissance de cause. Et pour éviter abus et dérives, il suggère la mise en place d'une instance regroupant des professionnels de l'éthique, du numérique, de la santé et des citoyens pour superviser, en temps réel et en continu, l'ensemble de ces systèmes d'information mis en place pour lutter contre le Covid-19. 

Coline Garré