« Désordres comptables », immobilier « somptuaire », contrôles inopérants : la Cour des comptes se paye l'Ordre des médecins

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Publié le 09/12/2019
CNOM

À quoi sert l'Ordre ? À pas grand-chose si l'on en croit le dernier rapport de la Cour des comptes, que détaille « le Quotidien ». Dans la lignée du rapport provisoire révélé par « le Canard enchaîné » au printemps dernier, les « sages » torpillent la vénérable institution dans leur opus définitif, dévoilé ce lundi.

Avec plus de 300 000 médecins inscrits et une cotisation obligatoire de 335 euros, l’Ordre dispose d’un budget annuel de 85 millions d'euros et de réserves abondantes (152 millions d'euros). Entre avril 2018 et janvier 2019, les experts de la rue Cambon ont contrôlé 46 conseils départementaux (dont 21 sur place), tous les conseils régionaux (neuf sur place) et le conseil national sur leurs exercices 2011-2017. La précédente inspection remontait à huit ans. Le réquisitoire est, cette fois, extrêmement sévère. 

Parité, âge : un Ordre « sociologiquement peu représentatif » et conservateur

Sous la plume des magistrats, l'Ordre apparaît comme une instance « réticen[t]e au changement », truffée d'élus « peu représentatifs », en dépit de règles dépoussiérées en 2017 (renforcement des pouvoirs de contrôle, parité hommes/femmes, fixation à 71 ans de l’âge limite – sujet sensible pour les ordinaux –, etc.). Mais dans les faits, l’Ordre compte 3 311 conseillers dont moins du tiers (31 %) sont des femmes alors qu’elles représentent la moitié du corps médical et 60 % des nouveaux inscrits au tableau ordinal. On ne compte à ce jour que 14 présidentes de conseils départementaux. 15 femmes sur 56 sont membres du CNOM et 2 sur 17 siègent au bureau. 

Autre décalage : l’âge moyen à l'Ordre national est de 68 ans contre 51 ans pour les médecins actifs... La représentativité est également mise à mal sous l'angle du ratio ville/hôpital : 45 % des 226 000 médecins en activité sont généralistes et 44 % exercent au moins partiellement à l’hôpital en 2018. Or, ces proportions sont respectivement de 60 % et 16 % parmi les conseillers ordinaux. 

Enfin, le taux d’abstention aux scrutins ordinaux (75 %) est important et le cumul de mandats « courant ». Les conseillers ordinaux sont élus pour six ans et renouvelés par moitié tous les trois ans. Le nombre de mandats consécutifs au sein d’une même instance ordinale n’étant pas limité, la Cour a constaté que « l’exercice d’un mandat pendant plus de 20 ans n’est pas isolé »

Indemnités : le lointain « esprit de bénévolat » 

L'Ordre, c'est « des fonctions bénévoles généralement indemnisées », cingle la Cour des comptes. Selon les textes réglementaires, les ordinaux peuvent être rémunérés pour leurs services afin de compenser une perte d'activité et dans la limite de trois fois le plafond annuel de la Sécurité sociale (121 572 euros en 2019) et 337 euros la demi-journée (10 % du plafond mensuel).

Mais sur le terrain, notamment parisien, « l’esprit de bénévolat réputé animer les fonctions ordinales est inégalement présent », lit-on. En 2017, les indemnités (10 millions d'euros) et les frais (4,1 millions d'euros) représentaient 17 % du budget annuel de l’Ordre dans son ensemble. Ces dépenses sont en augmentation de 33 % depuis 2011. Parmi les conseils comptant plus de 6 000 médecins inscrits, il existe un rapport d’un à cinq entre Paris (446 000 euros pour l’indemnisation de ses 26 élus) et l’Hérault, qui consacre 81 000 euros à celle de ses 21 élus.

Au CNOM (national), les seize membres du bureau ont perçu au total plus d’un million d’euros d’indemnités en 2017 (68 000 euros par personne). Pour les 40 % d’élus retraités du CNOM, « ces montants élevés ne constituent pas une compensation de perte d’activité professionnelle mais bien un revenu complémentaire ».

Autre incongruité : entre 2007 et 2013, le Dr Michel Legmann, président du CNOM, « s’est fait verser irrégulièrement, avec l’accord du secrétaire général, des indemnités d’un montant supérieur de près de 9 000 euros au plafond annuel, en considérant abusivement que le calcul du plafond de la Sécurité sociale devait s’entendre net de cotisations CSG-CRDS », s'agace la Cour. Son successeur, le Dr Patrick Bouet, « a mis fin à cette pratique ».  

En matière de remboursement de frais, « des pratiques abusives ont eu cours pendant des années » au plus haut niveau ordinal jusqu'en 2015, où le CNOM a remis de l'ordre. Selon la Cour, le Dr Legmann a perçu entre 2010 et 2012 des forfaits sans nuitée de 78 000 euros au-dessus du seuil autorisé. D'autres conseillers nationaux ont fait de même. 

Gestion comptable : « dysfonctionnements importants »

En matière de gestion, au royaume ordinal, Ubu est roi, explique les « sages » en substance. À l’exception du Conseil national, aucun conseil n’établit de bilan ni de compte de résultat. « Les désordres comptables et le caractère dispendieux de la gestion témoignent de dysfonctionnements importants ». L’Ordre se caractérise même « par une gestion peu rigoureuse et en partie opaque des fonds qui lui sont confiés par les médecins cotisants ». À preuve, 33 % des conseils départementaux et 14 % des conseils régionaux contrôlés n’ont pas été en mesure de transmettre tous les documents comptables réclamés. « La comptabilité de plusieurs départements n’a pas été tenue pendant plusieurs années et l’une d’entre elles avait été détruite avant le passage de la Cour »...

Les cotisations des médecins font l’objet d’une comptabilisation « irrégulière et incomplète », « ce qui participe de l’insincérité des comptes ». Les écritures comptables sont souvent approximatives et peuvent être entachées d’erreurs, « voire délibérément faussées » à l'Ordre de la Réunion et du Pas-de-Calais – où les détournements de fonds sont « répétés »

Conflits d'intérêts, complaisance : un contrôle inopérant

Si 15 000 médecins bénéficient chaque année d’au moins une invitation à un congrès pris en charge par un laboratoire, ils ne sont qu’environ 200 à 700, selon les années, à être concernés par au moins cinq invitations et une quinzaine à avoir participé à plus de dix congrès une année donnée, recadre la Cour.

Cela étant dit, les magistrats démontrent, exemples à l'appui, que « le contrôle du respect, par les médecins, des règles déontologiques de la profession, qui est la raison d’être de l’Ordre, n’est pas exercé de manière satisfaisante », et même « inopérante ». Les conventions que les médecins signent avec l'industrie pharmaceutique et que les conseils départementaux sont censés examiner passent régulièrement à la trappe. 

Entre 2016 et 2018, illustrent les « sages », un PU-PH chef de service de CHU a transmis... 82 conventions pour un montant de 726 000 euros, dont trois études d’expertise-conseil pour le compte d'un laboratoire d’une valeur de 535 000 euros. « Aucune poursuite disciplinaire n’a été engagée contre ce médecin pour manquement à la déontologie », se désole la Cour.

Un pneumologue a participé à onze congrès internationaux (Santa Monica, Port Louis, Marrakech, Los Angeles, etc.), invité par des sociétés spécialisées dans les dispositifs médicaux respiratoires. Le conseil départemental du spécialiste n’a émis aucun avis défavorable, alors même que, rappelle la Cour, une lettre anonyme qui lui avait été destinée accusait le pneumologue « de prescrire quasi exclusivement l’appareillage d’une société, en échange d’invitations, dons d’équipements, voyages et subventions versées à une association de pneumologie ». Les trois avis défavorables de l'Ordre national n'ont en rien empêché le médecin de participer à un congrès à Dubaï. 

Parc Monceau, villa avec piscine : l'immobilier à la sauce ordinale

Depuis 2017, le CNOM a déménagé ses locaux du très chic boulevard Haussmann au non moins chic quartier du parc Monceau. Outre des prix d'achat et de vente qui donnent le tournis (local commercial à 18 899 euros le m2, un appartement à 3,2 millions d'euros), les décisions financières de l'Ordre national laissent la Cour dubitative, les cessions « engendrant des plus-values en trompe l’œil ».  

D'autres sièges sont qualifiés de « somptuaires ». Le CDOM des Bouches-du-Rhône (dissout en 2018 pour cause de conflits internes) est situé dans la villa Nadar du quartier marseillais du Prado et le conseil régional PACA a acquis en 2012 une villa avec piscine pour 1,7 million d'euros (et 1,1 million de travaux). 

DPC : circulez, y a rien à voir

Depuis 2011, l’Ordre s’est vu confier la mission de promouvoir le développement professionnel continu (DPC). Or, assène la Cour, l'instance a « largement délaissé cette mission et n’a déployé aucun outil dans les conseils départementaux pour l’assurer », hormis deux documents d'information envoyés en huit ans.

Au niveau départemental, le contrôle du DPC se réduit à la tenue d’un tableur recensant par praticien les attestations transmises par les organismes de formation. Contrôle « quand il existe », raillent encore les « sages ».


Source : lequotidiendumedecin.fr