Tribune libre

Madame la ministre de la Santé, offrons aux Français un accès durable aux soins visuels

Publié le 09/12/2013
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Par les Prs Cochener, Baudouin, Korobelnik, Creuzot-Garcher et Bodaghi*

MADAME la ministre de la Santé,

La santé oculaire des Français est sous le feu des projecteurs avec l’examen par l’Assemblée nationale du projet de loi relatif à la consommation.

Les professeurs en ophtalmologie que nous sommes s’inquiètent de ce qui est en train de se dessiner avec certaines des dispositions envisagées dans ces textes. Parce que nous refusons d’assister impuissants à la menace sanitaire qui se profile, nous vous écrivons pour vous faire part de nos craintes.

Le projet de loi relatif à la consommation, comme son nom ne l’indique pas, comprend plusieurs dispositions relatives à la santé oculaire. Parmi les mesures inacceptables que nous y relevons figure l’autorisation, pour les magasins d’optique et les sites de commerce en ligne, de vendre des lentilles de contact sans prescription médicale. Un principe élémentaire de précaution aurait supposé d’évaluer préalablement l’impact sanitaire d’une telle mesure à l’heure où nous constatons une affluence grandissante dans les services d’urgence des hôpitaux pour des cas de kératites et abcès cornéens liés au port de lentilles mal adaptées ou sans suivi médical. Il existe des risques et des dangers réels à une mauvaise adaptation de la lentille à l’œil du patient, et l’on fait fi en la matière des recommandations pourtant claires à ce sujet de l’Académie de médecine que nous représentons.

L’étude épidémiologique coordonnée depuis 2008 sur les complications infectieuses liées au port de lentilles de contact est quant à elle suffisamment éloquente pour illustrer les risques que ces mesures vont ainsi faire courir à un grand nombre de personnes : les patients qui ne font pas adapter leurs lentilles de contact par un ophtalmologiste multiplient par 6 le risque de complications. Déjà plus de 600 personnes sont hospitalisées chaque année pour des abcès cornéens dus à des lentilles non ou mal adaptées aux caractéristiques spécifiques de chacun, comme c’est le cas après achat sur internet sans adaptation médicale initiale. Par combien ce chiffre sera-t-il multiplié demain si la loi permet de délivrer les lentilles de contact comme n’importe quel produit de consommation courante ?

Perte de chance.

Autre disposition de ce projet de loi que nous jugeons dangereuse : l’extension de la validité de 3 à 5 ans de l’ordonnance de lunettes. Avec une telle mesure, un porteur de lunettes pourrait dans la réalité ne plus revoir d’ophtalmologiste pendant des années, puisque rien ne l’obligerait de consulter, tant qu’il aurait l’impression que ces lunettes lui conviennent, avec à la clé une sérieuse perte de chance en terme de dépistage. Les personnes de 40 ans et plus risquent de développer des maladies oculaires chroniques liées à l’âge comme la rétinopathie diabétique, la dégénérescence maculaire liée à l’âge et le glaucome, pouvant insidieusement conduire à la cécité. Pour les personnes de plus de 50 ans, ce sont des pathologies graves pouvant engager le pronostic vital qui seront découvertes à un stade moins précoce : le mélanome intraoculaire ou encore des tumeurs intracérébrales. Ainsi chez 2 patients sur 3 atteints de mélanome oculaire, létal dans près de 40 % des cas, le diagnostic de cancer a été fait lors d’un changement de verres. Il faut rappeler à ce sujet que plus du tiers des patients venus chez l’ophtalmologiste pour renouveler leur ordonnance se voient diagnostiquer un autre problème médical. C’est pour cela qu’aucune de nos recommandations en termes de visite chez l’ophtalmologiste ne dépasse un délai de 5 ans. C’est la clé de la prévention !

Une méthode en question.

Enfin, les praticiens et experts que nous sommes, nous indignons de la façon dont ces textes sont discutés. Est-il acceptable que des dispositions ayant des répercussions non négligeables sur la santé des Français soient introduites dans un projet de loi portant sur la consommation et soient examinées par la seule Commission des Affaires économiques sans même un avis de la Commission des Affaires sociales ni de sollicitation de la Haute Autorité de Santé ou de l’expertise médicale ?

Ce texte législatif introduit des dispositions qui considèrent les yeux de nos concitoyens comme un simple support de produits de consommation, au détriment de leur santé oculaire. Elles auront pour effet inéluctable de démédicaliser la filière visuelle au mépris des principes fondamentaux de santé publique. En première ligne se trouveront des personnes qui, privées de dépistage, en paieront le prix fort.

Pour ces raisons nous nous adressons à vous aujourd’hui, Madame la ministre de la Santé, et vous appelons à prendre vos responsabilités. Nous comptons sur vous pour vous emparer du sujet, pour vous battre contre des mesures qui dégradent la qualité de la santé de nos concitoyens. Il est nécessaire d’établir un véritable programme d’orientation en matière de santé oculaire, compatible avec une politique de dépistage et un parcours de soins sécurisé optimisé par des délégations de tâches contrôlées et efficaces.

 Pr BÉATRICE COCHENER, PRÉSIDENTE DU COLLÈGE NATIONAL PROFESSIONNEL D’OPHTALMOLOGIE (ACADÉMIE FRANÇAISE D’OPHTALMOLOGIE) ET CHEF DU SERVICE D’OPHTALMOLOGIE AU CHU DE BREST ; Pr CHRISTOPHE BAUDOUIN, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA SFO, CHEF DE SERVICE AU CENTRE H

Source : Le Quotidien du Médecin: 9287