Entretien

Steeves Demazeux : « Le DSM est un objet controversé mais qui reste assez peu connu en France »

Publié le 18/06/2015
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LE QUOTIDIEN : Aux Etats-Unis, le DSM est couramment utilisé, même par les médecins généralistes. Est-ce le cas en France ?


STEEVES DEMAZEUX : Non, ce n’est pas le cas. Cela est dû à des différences de formation et de pratique, mais aussi à des différences dans les systèmes de santé. Aux États-Unis, il y a relativement peu de psychiatres comparés à la France. Aller chez le psychiatre, c’est là-bas presque un luxe. Du coup, les patients s’adressent en premier lieu aux travailleurs sociaux, aux psychologues ou aux médecins généralistes. Ce sont eux, qui réalisent la majorité des prescriptions de psychotropes. Et pour prescrire ces médicaments, ils utilisent le DSM. En France, la prescription de soins psychiatriques en général reste l’affaire des psychiatres. Si un patient présente un trouble psychiatrique, le premier réflexe du médecin généraliste est de prescrire une consultation spécialisée chez un psychiatre.

Et les psychiatres français utilisent-ils le DSM dans leur pratique ?

C’est difficile à évaluer... Une équipe de Bordeaux a réalisé une enquête empirique sur l’usage des outils standardisés dans le Bassin Aquitaine (projet ANR C2SM). Les auteurs ont envoyé des questionnaires aux médecins du privé, du public, pour savoir quelle classification ils utilisaient, et surtout comment ils l’utilisaient – est-ce que le manuel est simplement posé sur la table, est-ce qu’il est utilisé de manière scrupuleuse, ou juste lorsqu’ils ont un doute, etc. Ce n’est pas évident d’avoir des données fiables parce que tous les cliniciens n’acceptent pas de participer à l’étude. Disons que trois classifications sont régulièrement citées : la CIM, sans doute la plus utilisée, le DSM, mais aussi la CFTMEA, qui est très réputée en France. Il s’agit d’un projet alternatif au DSM, élaboré par le psychanalyste et professeur de pédopsychiatrie Roger Misès dans le courant des années 1980. La CFTMEA est davantage compatible avec la psychanalyse que le DSM et la CIM ; elle est surtout utilisée par les pédopsychiatres mais une version pour adulte est en cours d’élaboration.

Quand vous demandez aux cliniciens ce qu’ils pensent des deux principales classifications, la CIM et le DSM, ils répondent qu’ils voient plutôt la CIM comme un outil administratif, pour coter les actes ; le DSM comme un outil universitaire, parce que ce sont les critères qu’ils apprennent au cours de leurs études médicales. Mais, objectivement, la CIM ressemble énormément au DSM. Et pour cause, quand la CIM 10 a été élaborée en 1992, elle a repris exactement les méthodes du DSM, les mêmes principes. En plus, il se trouve que beaucoup d’auteurs qui ont participé à l’élaboration de la CIM ont aussi participé à celle du DSM.

Si elles sont si similaires, pourquoi est-ce que la vision négative s’est focalisée sur le DSM ?

Attention, il existe des différences ! La CIM, par essence, est plus consensuelle, parce qu’elle doit mettre d’accord des experts de près de 200 pays, alors que le DSM recrute principalement des experts américains. De fait, la CIM est beaucoup plus difficile à élaborer, mais aussi beaucoup moins rigide au niveau des critères ; elle laisse beaucoup plus de liberté aux cliniciens – et d’autant plus de libertés qu’il y a une classification pour la recherche, une pour l’usage. Elle est aussi relativement plus ouverte à la psychanalyse, même si ce n’est pas flagrant. Mais la grosse différence se situe sur le plan financier. La CIM, par principe, est gratuite. Aux États-Unis, un exemplaire du DSM coûte environ 100 dollars, et tous les cliniciens l’ont – c’est une poule aux œufs d’or pour l’Association psychiatrique américaine, qui l’édite. Pour l’élaboration du DSM-5, 25 millions de dollars ont été investis, en sachant que ça allait rapporter énormément d’argent. Ça porte forcément à suspicion, d’autant que les intérêts de l’industrie pharmaceutique ne sont jamais très loin non plus. Ces suspicions sont beaucoup moins fortes concernant la CIM. En France, les anti-DSM sont surtout les psychiatres-psychanalystes et les pédopsychiatres. Les pro-DSM, eux, sont plutôt les universitaires, ceux qui font de la recherche à un niveau international ; même s’ils savent que le DSM n’est pas très bon d’un point de vue scientifique, même s’ils peuvent être critiques par ailleurs, ils ont besoin d’outils, de catégories standardisées pour travailler.

Propos recueillis par Clémentine Wallace

Source : Le Quotidien du Médecin: 9421