Alors que le gouvernement a décidé, à juste titre, une mobilisation contre les violences envers les femmes et contre les féminicides, il est plus que jamais nécessaire de rappeler le rôle fréquent de l'alcool dans ces phénomènes de violence. Il faut le rappeler et l'expliquer pour mettre en place des mesures efficaces de prévention et de soutien aux victimes.
Les chiffres en France sont terribles
L’analyse des morts violentes au sein du couple survenues en 2018 et plus particulièrement des 121 féminicides, publiée par la délégation d’aide aux victimes, montre que dans 55 % des cas au moins, l’un des deux, auteur ou victime, est sous l’emprise d’une substance (alcool, stupéfiants, etc.).Cette situation est très largement connue des personnels de police et de justice, comme des associations de protection des victimes. L’alcool altère les capacités d’autocontrôle, il accroît la négativité, l’impulsivité, l’agressivité et diminue également les capacités de défense chez les victimes. (1)
L’alcool est donc un facteur causal majeur des violences envers les femmes. Depuis une vingtaine d’années, la littérature scientifique s’est considérablement clarifiée sur le sujet. Il existe aujourd’hui un consensus sur son véritable statut causal dans la recherche internationale.
Cela est déjà vrai pour les intoxications aiguës. Citons par exemple une étude sur les agressions verbales qui a été menée auprès de couples à l’université de Buffalo. Ceux-ci ont été invités, au laboratoire, à amorcer une discussion à propos de l’un des aspects les plus conflictuels de leurs relations. On amenait une partie des hommes qui participaient à consommer plusieurs unités d’alcool, ou au contraire à consommer un placebo. Les résultats ont indiqué une augmentation significative des propos négatifs et des violences verbales envers la conjointe lorsque de l’alcool avait été consommé (2).
Mais cela ne s’arrête pas aux violences verbales : une analyse de journaux intimes tenus pendant 15 mois par des participantes ayant déjà été impliquées dans des violences perpétrées par leur conjoint a indiqué que la probabilité d’une agression physique perpétrée par un homme sur sa partenaire était multipliée par 8 les jours où l’homme buvait de l’alcool, par rapport à des jours exempts de toute consommation. La probabilité d’apparition d’agressions graves était multipliée par 11 les jours de consommation. Enfin, plus de 60 % des épisodes agressifs se produisaient dans les deux heures qui suivaient les consommations masculines (3).
D’autres recherches, sur des protocoles de mesure standardisés de l’agression proposés à des personnes sans histoire d’addiction, indiquent que des personnes alcoolisées manifestent plus d’intentions et de conduites agressives, notamment du fait des perturbations temporairement induites par l’alcool, sur leur fonctionnement cérébral et les distorsions perceptives et interprétatives qui en résultent (4). Cela est encore plus fréquent pour les consommations chroniques où l’exposition aux risques est répétée : le développement d’outils statistiques permet d’agréger des recherches menées par des équipes scientifiques différentes issues de nombreux pays afin de faire ressortir les tendances principales. Ainsi, une synthèse quantitative de 96 études indépendantes et comprenant près de 80 000 participants a démontré que le risque d’agression envers un partenaire intime était multiplié par 3 en cas d’abus ou de dépendance à l’alcool ou à une autre drogue (5). Ces passages à l’acte violent se retrouvent souvent chez les personnes qui présentent d’autres facteurs de risque de comportements violents (hommes, jeunes, antécédents de violences agies/subies, etc.) (6).
Il nous faut donc agir et c’est possible !
L’ensemble de ces résultats a conduit l’OMS à considérer que l’alcoolisation occupe une place importante dans les situations de violences interpersonnelles. Il nous apparaît donc nécessaire que soient discutées, lors du Grenelle contre les violences conjugales, les modalités d’interventions possibles pour agir sur ces situations extrêmement fréquentes et susceptibles de prévenir les récidives.
Ce consensus dans la communauté scientifique nous impose d'agir sans tabou pour prévenir ces comportements et leurs conséquences toujours douloureuses et parfois mortelles. Il est évidemment loin d’être le seul facteur impliqué dans ces drames, mais représente néanmoins un registre causal à la fois massif et sur lequel les pouvoirs publics ont la possibilité d’agir dans le cadre d’un plan global de prévention des violences conjugales. Un véritable plan d'action doit associer l'observation, l'amélioration des connaissances sur les facteurs contributifs (dont l’alcool et les drogues), le repérage des situations à risques et la prévention des récidives des actes violents.
C'est pourquoi la réduction des alcoolisations et consommations de psychotropes, à l'origine des violences, doit reposer sur plusieurs mesures :
• Des mesures pour connaître l’ampleur du phénomène :
- Un registre de suivi des violences liées à l'alcool et aux psychotropes (avec leurs dosages systématiques),
- Une analyse précise du rôle des consommations d’alcool et de psychotropes dans la réévaluation prévue des 212 homicides commis entre 2014 et 2016,
- Des études de victimation (la prise d’alcool ou de drogues accroît également le risque d’être agressé).
• Des mesures visant à diminuer la consommation globale . En effet, à l’échelle d’une ville ou d’un pays, plusieurs recherches économétriques internationales démontrent que la diminution des consommations d’alcool produit une diminution des dommages sanitaires, mais également des violences graves. (violences de rue, violences nocturnes mais aussi violences conjugales) (7).
Nous demandons la mise en place, en France, des mesures ayant fait leurs preuves à l’étranger, telles que le prix minimal de l’unité d’alcool, le contrôle de la publicité et du marketing, et l’intensification de la promotion des repères de consommation proposés par Santé publique France.
• Des mesures de réduction des risques dans les zones et lieux où la consommation est massive. Nous demandons, là encore, le renforcement des actions ayant fait la preuve d’efficacité (8, 9, 10) : les actions municipales de contrôle des heures et lieux de vente et la présence d’acteurs de prévention dans les lieux festifs (fêtes, sorties de « boîtes »).
• Des mesures envers le consommateur violent . Il est donc essentiel, dans ces situations, de proposer une évaluation globale, addictologique psychologique et sociale, de manière systématique avec une mise en place d’un suivi renforcé et, si nécessaire, d’une obligation de soins comme cela est déjà le cas mais sporadiquement et sans protocole. Des traitements efficaces de l’addiction existent, il faut pouvoir les mettre en œuvre dans un cadre global de prise en charge de ces situations sévères.
• Des mesures envers les victimes . Dans le cadre général du soutien aux victimes, un accompagnement addictologique doit pouvoir leur être proposé quand elles étaient elles-mêmes alcoolisées ou sous l’emprise de substances car la poursuite de leurs consommations (souvent amplifiées par le stress dû aux violences) est un puissant facteur de risques de nouvelles victimisations. Enfin, comme l’évoque l’appel des associations de patients et de proches, il convient de proposer des mesures de médiation familiale, d’accompagnement voire de thérapie familiale quand cela correspond aux attentes du couple, malgré les violences…
• Des formations spécifiques à l’évaluation addictologique et psychologique . Elles doivent être prévues pour les policiers, les équipes de soins accueillants les victimes et les associations d’aide. Il faut également apprendre à tenir compte de la complexité des liens d’attachement dans un couple : il existe souvent une longue période pendant laquelle la victime espère qu’il sera possible de soigner un partenaire auquel elle reste liée.
Agissons !
Le rapport à l'alcool et aux substances addictives dans notre société évolue progressivement avec l'amélioration des connaissances des dommages considérables et largement évitables qu'il provoque. Parmi ceux-ci, les passages à l'acte violents, en particulier contre les femmes, sont également évitables pour peu qu'ils ne soient pas occultés et que nous les affrontions avec détermination. Il s’agit de ne pas limiter le débat à sa seule dimension pénale (l’échec de la loi de 1954 sur les « alcooliques dangereux » est bien là pour nous le rappeler) mais de proposer une prise en compte plus globale de cette situation aussi bien au niveau sociétal qu’individuel avec des mesures à promouvoir rapidement.
Il faut donc agir, sans stigmatiser les personnes en difficultés avec l’alcool ou les drogues, mais aussi sans en occulter les conséquences, tout particulièrement les violences, afin de mieux les prévenir et de ne pas priver les victimes de mesures efficaces.
(1) Heinz, A.J., et al., Cognitive and neurobiological mechanisms of alcohol-related aggression. Nature Reviews Neuroscience, 2011. 12(7): p. 400-413.
(2) Leonard, K. E., & Roberts, L. (1998). The effects of alcohol on the marital interactions of aggressive and non-aggressive husbands and their wives. Journal of Abnormal Psychology, 107(4), 602-615.
(3) Fals-Stewart W., 2003, The occurrence of partner physical aggression on days of alcohol consumption: A longitudinal diary study, Journal of Consulting and Clinical Psychology, 71, 1, 41–52.
(4) Bègue L., Subra B., 2008, Alcohol and Aggression: Perspectives on Controlled and Uncontrolled Social Information Processing, Social and Personality Psychology Compass, 2, 511-538.
(5) Moore T. M., Stuart G. L., Meehan J. C., Rhatigan D. L., Hellmuth J., Keen S., 2008, Drug use and aggression between intimate partners: A meta-analytic review, Clinical Psychology Review, 28, 247-274.
(6) Graham, K. and M. Livingston, The relationship between alcohol and violence: population, contextual and individual research approaches. Drug and alcohol review, 2011. 30(5): p. 453-457.
(7) Ramstedt, M., Population drinking and homicide in Australia: A time series analysis of the period 1950–2003. Drug and Alcohol Review, 2011. 30(5): p. 466-472.
(8) Duailibi, S. Ponicki, W., Grube, J. et al. (2007). The effects of restricting opening hours on alcohol-related violence. American Journal of Public Health, 97, 2276-2280.
(9) Kypri, K., Jones, C., Mc Elduff, P., & Barker, D. (2011). Effects of restricting pub closing times on night-time assaults in an Australian city. Addiction, 106, 303-310.
(10) Rossow, I. & Noström, T. (2012). The impact of small changes in bar closing hours on violence. The Norwegian experience from 18 cities. Addiction, 107,530-537.
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