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Dossier

Reportage à Lifou, en plein Pacifique

Être médecin aux antipodes

Publié le 10/07/2018
Être médecin aux antipodes

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Victor Point

En Nouvelle-Calédonie, les médecins sont souvent de passage.

Pour six mois, un an ou deux. Rarement plus. Dans ce contexte, deux médecins installés depuis respectivement 27 ans et sept ans, à Lifou, c’est intrigant. Lifou, c’est la plus grande des îles Loyauté. La taille de la Martinique pour seulement 10 000 habitants. Elle se trouve à 180 km de Nouméa. Quand l’avion survole la mer de corail turquoise qui borde cette île recouverte de forêt, une impression de bout du monde vous saisit.

Comment en arrive-t-on à s’installer ici ? Le Dr Frédéric Ballanger a quitté ses urgences de Vendée avec femme et enfants il y a sept ans. « J’attendais un poste aux urgences de Nouméa quand on m’a proposé un remplacement au dispensaire ici. Au bout de quelques mois, le poste de Nouméa s’est libéré. Mais les enfants allaient à l’école ici, ma femme travaillait, elle m’a dit : "on reste là." » Suivent six ans à travailler pour le dispensaire de Wé – la principale ville de Lifou – avec trois autres médecins, des infirmiers, des aides-soignants et des sages-femmes.

Depuis un an et demi, le Dr Ballanger, 49 ans, teste un autre exercice : en cabinet, avec un généraliste, le Dr Patrick Genin. « Ici, le libéral déborde sur la petite urgence. On fait des plâtres, quelques radios. On essaye de faire venir au cabinet des spécialistes de Nouméa. Il y a par exemple un cardiologue qui vient avec son échographe. Un pneumologue qui vient avec son EFR (exploration fonctionnelle respiratoire). Une fois tous les deux mois », explique le Dr Ballanger. Le pédiatre vient tous les trois mois. Pour le dentiste et l’ophtalmologiste, c’est en cours. Il faut trouver une chaise de dentistes. Et l’ophtalmologue, il lui faut une lampe à fente. Sauf que la lampe à fente coûte 700 000 francs pacifique (près de 5 900 euros).

« Quand les gens prennent l’avion pour aller voir un dentiste à Nouméa, c’est que tout va déjà mal, abcès non traités, dents pourries... Souvent ça se termine en extractions de dents », ajoute-t-il. À Lifou, les deux tiers des patients bénéficient de l’aide médicale.

Les pieds sur les coraux

En Nouvelle-Calédonie, les médecins sont tous métropolitains. Pour les infirmiers, c’est du 50/50. Dans cette île du bout du monde, la ségrégation est encore forte. Un Kanak sur 100 possède un diplôme d’études supérieures, contre un sur cinq pour les Calédoniens d’origine européenne. La population de Lifou est composée à 95 % de Kanaks.

« Mets tes sandales. » Le Dr Ballanger applique la même consigne avec son fils qu’avec ses patients : intraitable sur l’hygiène des pieds. « Les gens marchent beaucoup pieds nus et s’infectent les pieds sur les coraux. Avant, à la Roche-sur-Yon ou Nantes, des érysipèles c’était exceptionnel. Ici j’en vois dix fois par jour. » Il y a d’autres particularités sur l’île : diabète, hypertension et obésité sont surreprésentés. « Je leur dis que le sucre, ce n’est pas un aliment de tous les jours, que c’est réservé pour les fêtes. Ici, les gens mangent trop, ils prennent deux assiettes pleines par repas. Pourtant, ils sont super motivés si on leur propose un plan de soins, des conseils de diététique », explique-t-il.

La nuit est tombée. Le Dr Ballanger prévient : « Faites attention sur la route. Quand il fait chaud, il arrive régulièrement que des gens ivres s’allongent au milieu de la route. Ils rentrent chez eux à pieds et s’endorment en chemin ». L’alcoolisme fait des ravages chez les Kanaks, comme dans toute la Nouvelle-Calédonie.

Dernier point, à Lifou, on trouve dix fois plus de cas de rhumatisme articulaire aigu. C’est lié à un facteur génétique mélanésien et un problème d’angines non soignées chez les enfants.

De la gale au dépistage du cancer du sein

Au cabinet, petite maison installée à la sortie dans la tribu de Luciella, c’est le Dr Patrick Génin, 70 ans, qui reçoit ce matin. La salle d’attente est en extérieur, sur la terrasse. Le Dr Génin est arrivé à Lifou il y a 27 ans. Fac de médecine au Havre, distribution du courrier du Vietnam sur la place de la ville en 68, un départ vers la Martinique et une virée en voilier le déposent ici.

Le généraliste s’installe en cabinet il y a 20 ans. « Au départ, j’avais un cas de tuberculose par mois, des cas de gale. Tout cela a changé. Depuis plusieurs années, on a commencé le dépistage organisé du cancer du sein et celui du cancer du col de l’utérus. » En trois ans, toutes les patientes ont eu droit à un frottis.

« Il y a 30 ans, il n’était pas rare que les femmes aient 12-15 enfants », ajoute le Dr Génin. Un taux qui a énormément baissé. Pourtant, l’avortement est toujours tabou, la contraception aussi. « L’autre jour en consultation, j’ai demandé à une jeune femme si elle prenait la pilule, elle a été choquée ! »

Au programme ce matin, un rappel de vaccin à faire. Les habitants de l’île se font vacciner en toute confiance. « La couverture vaccinale est très bien organisée. Il y a une PMI, et les carnets de santé sont tenus de façon exceptionnelle par les sages-femmes », assure le Dr Ballanger.

Rentrer en métropole ? Aucun ne l’envisage. « Je suis professeur hospitalier en métropole, je pourrais rentrer, abonde le Dr Ballanger. Mais ça ne me plaît pas par rapport à la qualité de vie et au respect qu’il y a pour la médecine ici. » Le Dr Génin a fait la Nouvelle-Calédonie sienne, dans sa vie professionnelle comme dans ses loisirs. Quand il ne soigne pas, il écrit des polars qui se passent sur les îles Loyauté.

 

  

 

 

 

De notre envoyée spéciale Estelle Dautry