Espérance de vie et retraite

La double peine des ouvriers

Publié le 17/09/2010
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Crédit photo : S. TOUBON/LE QUOTIDIEN

LE QUOTIDIEN - L’article que vous avez coécrit avec Thomas Barney (CNRS) et Jean-Marie Robine (INSERM) vise à faire une synthèse de l’état des connaissances sur les inégalités d’espérance de vie en bonne santé. Quelles sont vos conclusions ?

EMMANUELLE CAMBOIS - Nous avons voulu évaluer les années de vie que les personnes de tel ou tel groupe de profession peuvent espérer avoir en moyenne, compte tenu des conditions de vie, de travail et de santé du moment. Nous avons mis au jour de grandes inégalités dans l’espérance de vie en bonne santé, quels que soient les critères de santé utilisés. Dans l’article, nous avons fait ces calculs à l’âge de 50 ans, car il nous paraissait intéressant de mettre en évidence ce qui se passait en fin de vie active. À cet âge, l’espérance de vie de la population masculine est de 29 ans et d’un peu plus de 34 ans chez les femmes. Les inégalités socioprofessionnelles en matière de mortalité sont assez élevées, puisqu’à 50 ans, l’espérance de vie est de 32 ans pour les professions les plus qualifiées de cadre supérieur et de professions intellectuelles, alors qu’elle est d’environ 27 ans pour les ouvriers. Chez les femmes, ces chiffres sont respectivement de 36 et de 34 ans.

Les écarts sont-ils aussi importants pour l’espérance de vie en bonne santé ?

Oui, on le constate dans cette étude avec l’espérance de vie en bonne santé perçue. Mais nous avons fait une étude élargie où l’on a testé cinq indicateurs de santé (la santé perçue, les maladies chroniques, les problèmes fonctionnels physiques et sensoriels, les gênes dans les activités et un indicateur qui se rapproche de la dépendance). Pour chacun de ces indicateurs, les écarts d’espérance de vie en bonne santé sont encore plus grands que les écarts d’espérance de vie entre cadres et ouvriers. Ce que nous notons également, c’est que l’on obtient une sorte de hiérarchie d’espérance de vie en santé en fonction d’un gradient social lorsqu’on considère les professions intermédiaires, les professions indépendantes, les agriculteurs, les employés.

Ces inégalités ne sont pas propres à la France...

Non, on retrouve systématiquement le constat français, à savoir ce que j’appelle la double peine des ouvriers : certaines professions exposées à des conditions de travail et des conditions de vie plus difficiles ont non seulement une espérance de vie plus courte mais, au sein de cette vie plus courte, ils passeront une plus grande partie de leur vie avec des problèmes de santé et des incapacités.

Les inégalités se retrouvent après le départ à la retraite : la pénibilité du travail n’est-elle donc pas « rattrapable » ?

Ce que l’on constate à partir de 50 ans, on le retrouve en effet après l’âge de la retraite, que l’on fasse des calculs d’espérance de vie à 60 ou 65 ans : il y a donc une inégalité importante dans les années de vie et les années de vie en bonne santé durant la retraite selon la profession occupée durant la vie active.

Dans nos travaux, nous avons également regardé l’espérance de vie sans incapacité entre 50 et 65 ans en ciblant la période de fin de vie active. En effet, les indicateurs d’espérance de vie sans incapacité à 50 et à 65 ans ne permettent pas d’identifier où se trouvent ces années de vie en mauvaise santé : avant ou après le passage à la retraite ? Nous avons pu ainsi confirmer qu’il existe de fortes inégalités en matière de mortalité prématuré (avant 65 ans). Ce que nous avons montré en plus, ce sont des inégalités déjà très fortes avant le passage à la retraite : sur les 15 années de vie entre ces deux âges, les ouvriers vont avoir 8 années d’espérance de vie en bonne santé perçue ou sans trouble fonctionnel, contre 12 années pour les cadres. Or, un mauvais état de santé, diagnostiqué ou non, rend difficile le maintien d’une activité professionnelle. On peut donc s’interroger sur la possibilité pour certains d’atteindre l’âge légal de retraite à 62 ou 65 ans en étant maintenu au travail.

Nous soulignons dans l’article de « Retraite et Société » qu’en France comme en Europe, l’état de santé est un déterminant majeur de départ en retraite anticipé. Selon les dispositifs en place, l’état de santé dégradé pourra conduire à une sortie en retraite anticipée, par le chômage ou l’inactivité. La réforme doit-elle dans ces conditions s’appliquer à tous de la même manière ?

PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE HASENDAHL

Source : Le Quotidien du Médecin: 8817