Pr Olivier Saint-Jean, gériatre à l'HEGP

« La maladie d'Alzheimer est plus une construction sociale qu'une réalité médicale »

Publié le 21/06/2018
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Olivier Saint-Jean

Olivier Saint-Jean
Crédit photo : DR

Dans votre livre, vous développez l'idée selon laquelle la maladie d'Alzheimer serait une construction sociétale plus qu'une réalité médicale. Pourquoi parler de concept Alzheimer ?

Le concept Alzheimer est une réponse à un besoin lié à la démographie qui a émergé dans la société dans les années 1980. Le terme de démence sénile n'était plus audible. Face à ces nouveaux besoins, la société se devait d'apporter des réponses. L'identité Alzheimer s'est construite sur des lésions anatomiques avec un présupposé physiopathologique. Ce noyau scientifique a structuré une construction sociale globale où se sont greffés des associations, des groupes de pression, des laboratoires pharmaceutiques. 

Aujourd'hui, on est dans une impasse, où se situe le vieillissement ? Existe-t-il une différence entre le vieillissement et Alzheimer ? L'incidence de la maladie augmente avec l'âge, et aux âges avancés c'est colossal selon une distribution de Gauss. Il n'y a pas un seul centenaire qui ne présente des troubles du langage ou de la mémoire. 

Pourtant la maladie d'Alzheimer ne correspond-elle pas à une réalité scientifique avec des dépôts amyloïde à l'imagerie et des biomarqueurs dans le liquide céphalo-rachidien (LCR), qui sont absents d'un banal déclin cognitif lié à l'âge ?

Il existe un découplage entre l'ampleur des lésions anatomiques et celle du déficit cognitif. À lésion cérébrale équivalente, correspondent des tableaux cliniques très divers. Ce modèle interpelle la notion de maladie. Il faut se reposer la question sur le plan scientifique : qu'est-ce qui nous démontre que l'Alzheimer n'est pas que du vieillissement ?

Et alors que les prévisions étaient alarmistes dans les années 1990, de nouvelles données épidémiologiques révèlent que le fait de vivre dans des pays développés protège du déclin cognitif. Aujourd'hui, la vieillesse avec perte de fonction recule, l'Alzheimer recule. Au fond, c'est peut-être la même chose. 

Que penser des formes jeunes de la maladie d'Alzheimer ?

Deux hypothèses peuvent être avancées. La première hypothèse est qu'il s'agit de maladies différentes et que l'effort de démembrement entrepris dans les années 1980-1990 - qui a donné lieu à l'individualisation de la démence lobaire fronto-temporale (DLFT) - n'a pas été poursuivi. Ces formes jeunes correspondent peut-être à des maladies génétiques différentes avec un syndrome pseudo-vieillissement type progéria. La deuxième repose sur la distribution selon une courbe de Gauss. Quelques sujets très jeunes dont le cerveau vieillit très vite. Aujourd'hui, nul ne peut affirmer détenir la vérité absolue.

Dans votre service, comment abordez-vous alors la question ? Maladie d'Alzheimer ou pas ?

Je préfère ne pas mettre d'étiquette « Alzheimer » et parler de vieillesse. Le patient est informé que, quel que soit le cas de figure, il risque d'évoluer vers des difficultés plus grandes.  

Au stade patent de la maladie, le diagnostic est clinique, pas de ponction lombaire ni de PetTDM. Ces examens n'ont d'intérêt que dans le domaine de la recherche dans les formes débutantes. Quand un patient présente des troubles de la mémoire, on lui propose de contrôler un peu plus tard ou s'il ne se contente pas d'incertitudes, je l'oriente vers des centres de la mémoire CM2R. Le patient est informé que les efforts de recherche ne bénéficieront qu'aux générations futures. 

Comment la démédicalisation de l'Alzheimer que vous souhaitez peut-elle ne pas porter préjudice aux patients ? C'est bien ce que craignent les associations et les centres de mémoire CM2R ?

Aujourd'hui, il n'y a aucune réflexion sur ce que c'est que vieillir et être vieux. Je suis persuadé que cette approche va ouvrir un débat de fond. Sur le plan sociétal, ça change tout. Dès que le diagnostic d'Alzheimer tombe, c'est une chappe de plomb qui s'abat. Le patient qui a un MMS bas n'a soudain plus droit au chapitre. Près de 75 % des gens en EHPAD y sont contre leur volonté. On est dans une société sécuritaire vis-à-vis des patients affaiblis. La réflexion sur la fin de vie est une vraie évolution avec la perspective de directives anticipées. Les gens vont apprendre à se projeter et à se sentir concernés : est-ce que je préfère rester chez moi et prendre des risques ou aller en EHPAD ?

Maintenant les médicaments déremboursés, que proposez-vous concrètement à la place ?

La France a réussi la première à briser la porte et d'autres vont nous suivre. L'efficacité était au mieux modeste pour un coût financier démesuré, autrement dit c'est du détournement d'argent du secteur public vers le privé. L'indépendance de la HAS a permis de sortir d'un lien trouble avec l'industrie du médicament. 

Les réponses non pharmacologiques mettent à contribution le modèle sanitaire et l'espace social. Dans le domaine sanitaire, les réponses tournent autour de la réadaptation, notamment de la mobilisation de la réserve cognitive, de l'orthophonie et de la réappropriation du schéma corporel. L'espace social repose sur tout ce que font les proches. Il y a une inventivité sur le terrain, qui va de la musicothérapie à l'art-thérapie, difficile à évaluer mais très riche. 

Que pensez-vous du parcours HAS dont la ministre de la santé Marisol Touraine avait fait la condition sine qua non pour acter le déremboursement ?  

C'est intéressant et synthétique... mais il n'y a rien de vraiment nouveau. La réflexion avait été menée très loin déjà dans le plan Alzheimer 2008-2012, mené de façon remarquable par le Pr Joël Ménard, qui était pourtant étranger au domaine au départ. 

La piste sur la protéine amyloïde et tau s'est révélée décevante jusqu'à présent. Comment envisagez-vous la recherche à l'avenir ?

Il faut ouvrir la recherche. Il y a tout un modèle physiopathologique à réinventer, les laboratoires se désinvestissent en masse. C'est l'heure d'investir les sciences sociales et humaines, comme le recommandait le plan Alzheimer 2008-2012. Les dégâts de la maladie sont médiés par des facteurs extra-médicaux, notamment le parcours de vie. L'apport des Big Data pourrait être très éclairant pour identifier ce qui peut influer sur le développement de la maladie. 

 

 

 

 

 

 

 

 

* « Alzheimer, le grand leurre » par le Pr Olivier Saint-Jean et Éric Favereau, édition Michalon, 17 euros

Propos recueillis par le Dr Irène Drogou

Source : Le Quotidien du médecin: 9675