Retraites et pénibilité : les nouvelles règles se dessinent

Un coup d’épée dans l’eau, jugent les médecins du travail

Publié le 17/06/2010
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Crédit photo : AFP

PRÉSENTÉE par le gouvernement comme une grosse contrepartie au durcissement programmé des conditions de départ en retraite (voir ci-dessous), suite logique des négociations – même si celles-ci ont échoué – prévues en 2003 par la loi Fillon pour redéfinir et harmoniser les conditions de départ anticipé, la prise en compte de l’usure au travail dans l’âge de la cessation d’activité s’est précisée avec l’avant-projet de réforme rendu public mercredi par le ministre du Travail Éric Woerth.

Pour faire court, il est prévu de maintenir l’âge légal de départ à 60 ans, avec une pension à taux plein, pour les salariés ayant une incapacité physique d’au moins 20 %. Mesurée à l’aune de l’attribution, effective au moment du départ en retraite, « d’une rente pour maladie professionnelle (ou pour accident du travail provoquant des troubles de même nature) », la pénibilité serait reconnue individuellement. Les salariés candidats dans ce cadre à la retraite à 60 ans devront « souffrir d’un affaiblissement physique avéré au moment de la retraite ». Le financement de ce dispositif sera assuré par la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale, via des cotisations exclusivement patronales – ce qui a d’ores et déjà fait bondir le MEDEF. Autre mesure arrêtée par le gouvernement : la mise en place d’un carnet de santé individuel au travail obligatoire, pour les salariés exposés à des risques professionnels.

Les nouvelles règles de reconnaissance de la pénibilité sont présentées par leur artisan, le ministre du Travail, comme « un nouveau droit », « une avancée sociale majeure ». Elles concerneront, a assuré Éric Woerth, quelque 10 000 personnes. L’estimation est bon an mal an confirmée par la Caisse nationale d’assurance-maladie qui fait valoir que « pour la classe d’âge de 60 ans, environ 10 000 rentes correspondant à des taux d’incapacité permanente de plus de 20 % sont attribuées à des personnes indemnisées suite à un accident du travail ou une maladie professionnelle » – la CNAM souligne toutefois que 10 000 rentes ne veulent pas dire 10 000 personnes, un seul et même salarié pouvant percevoir plusieurs rentes. À cette cohorte s’ajouteront les bénéficiaires du dispositif maintenu des « carrières longues », issu de la réforme de 2003 et qui permet aux salariés ayant commencé à travailler avant 18 ans de partir plus tôt à la retraite (par ce biais, 90 000 personnes ne seront pas concernées par la retraite à 62 ans en 2015, selon le gouvernement).

Avertis en même temps que la presse des projets du gouvernement, surpris sur la forme de ne pas trouver dans le canevas de la réforme un volet spécifique pour leur activité – après des mois d’atermoiement, Éric Woerth avait promis de mener de front les chantiers des retraites et... de la santé au travail –, les médecins du travail tombent, sur le fond, un peu des nues. Et pour plusieurs motifs.

• Du neuf avec du vieux.

« Au niveau du principe, les médecins du travail font déjà ça, s’amuserait presque le Dr Bernard Salengro, président du SGMT (Syndicat général des médecins du travail CGE CGC). La procédure s’appelle " la retraite pour inaptitude médicale ". Ce qui est proposé aujourd’hui est beaucoup plus rustique, sommaire et limité puisque cela ne concerne que les IPP [incapacité permanente partielle] de 20 % et plus. Avant, on disait : " J’estime que ce salarié est tout cassé, qu’il souffre de tel ou tel trouble. Mon sentiment, mon diagnostic est qu’il doit cesser son activité avant 60 ans. " Maintenant, il y a ce seuil des 20 %. Cela limite le champ des départs à ceux qui ont eu des accidents du travail ou des maladies professionnelles. C’est sacrément restrictif. »

• Une grille figée.

Prenant acte du lien entre départ à 60 ans et incapacité permanente avérée, les médecins du travail s’émeuvent de tous les cas qui passent entre les mailles du filet. Co-auteur d’un ouvrage sur la santé au travail paru il y a quelques semaines (1), elle-même médecin du travail, le Dr Jeanne-Marie Ehster s’étonne : « Le handicap est quand même fondamentalement fonction du métier que les gens font. Moi, si j’ai un genou cassé, si je suis en chaise roulante, je peux continuer à faire mon travail mais ce n’est pas le cas de tout le monde. En face des incapacités, il y a évidemment les contraintes du poste. Qui va faire le lien ? Il ne suffit pas d’avoir un barème pour les incapacités. »« C’est l’histoire du violoniste à qui il manque le petit doigt, renchérit Bernard Salengro, les critères de pénibilité ne sont pas les mêmes pour un maçon ou pour un comptable. »

• Une démarche individuelle qui inquiète.

À une démarche calquée sur les individus, beaucoup de médecins salariés auraient préféré des dispositifs collectifs. « Il y a des critères de pénibilité qui relèvent du collectif, explique Bernard Salengro : le travail de nuit, par exemple, ça ne se discute pas. » Pour le Dr Ehster, pas de doute que l’individuel est « la porte ouverte à tous les abus » ; elle juge qu’il faudrait au contraire une définition fine de la pénibilité par l’État qui délimiterait des grands métiers à l’intérieur des branches, grands métiers à l’intérieur desquels seraient arrêtés des critères plus pointus… jusqu’à l’entreprise parce que « être maçon ou conducteur d’engin, ça peut être plus ou moins pénible selon l’entreprise où l’on travaille ». La majorité des syndicats de salariés sont partisans d’accords « de branche ».

Autre risque mis en avant par Pascale Coton, chef de file de la CFTC lors des négociations sur la réforme de la médecine du travail : la déresponsabilisation des entreprises vis-à-vis de la santé travail, la déclaration individuelle de la pénibilité « en fin de course » venant évidemment enlever un peu de souffle aux interventions quotidiennes de ces praticiens.

• Quid des troubles psychiques, quid des salariés « usés » avant 60 ans ?

L’usure, telle que l’envisage le gouvernement, est toujours physique. « L’usure psychologique, les pouvoirs publics n’ont jamais voulu en parler », confie Pascale Coton (CFDT). « Qui va prendre en compte les dépressions ? », s’inquiète pour sa part Jeanne-Marie Ehster. « Nous arrivons à prendre en compte des choses qui relèvent de la fatigabilité et qui bouffent la santé des salariés. Les effets du travail en open space, le contact du client… tout cela passe à l’as. Sur de telles questions, compte tenu des nouvelles règles du jeu, cela sera beaucoup plus difficile », remarque Bernard Salengro.

Dans un autre registre, pour la CGT, Alain Alphon-Layre regrette pour sa part que la réforme de la pénibilité oublie « les salariés usés dès l’âge de 50 ans et que le patronat met à la porte bien avant l’âge de la retraite ».

• L’usure au travail, hors sujet ?

Pour Jean-Louis Malys, secrétaire national de la CFDT en charge du dossier des retraites (et chef de file de son syndicat lors de la négociation sur la médecine du travail), le gouvernement s’est tout bonnement trompé de sujet. Avec sa copie sur la pénibilité, Éric Woerth défend une vision de « l’usure au travail » qui n’a rien à voir avec la démarche, défendue par la CFDT, qui consiste à « régler les situations d’exposition professionnelle qui ont un impact sur l’espérance de vie en bonne santé des salariés ». Le gouvernement est « à côté de la plaque », dénonce, sans ambages, Jean-Louis Malys.

(1) J.-M Ehster, H. Fonds, N. Zimermann, « Menaces sur la santé au travail », Pascal Galodé editeurs, 2010.

 KARINE PIGANEAU

Source : Le Quotidien du Médecin: 8793