Amis et ennemis

Publié le 01/04/2003
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Il serait enfantin de prendre pour argent comptant les explications américaines sur une « pause » qui n'en serait pas une, sur une guerre éclair qui s'ensable à 100 km de Bagdad, sur la durée d'un conflit dont on nous dit froidement qu'il pourrait durer des mois après avoir laissé entendre qu'il serait terminé en une semaine à dix jours.

L'échec anglo-américain ne se traduit nullement par une défaite militaire ; il suffit déjà que dure un chaos qui pèse de plus en plus sur l'économie mondiale, sur la population civile irakienne, sur les conséquences immédiates de la guerre ; et alimente comme il se doit la propagande de Saddam Hussein.

L'arsenal de Saddam

La résistance des Irakiens dans les villes, dictée par les menaces du Baas, le recours aux bonnes vieilles méthodes de la guérilla, le mélange des civils aux militaires, la répression qui règne à Bassorah, les attentats-suicides, tout cela fait partie de l'arsenal du régime et, en conséquence, n'aurait pas dû surprendre ceux qui ont décidé d'envahir l'Irak.
Dans plusieurs domaines, celui du choix stratégique qui a conduit à envoyer un corps expéditionnaire de moitié inférieur à celui de la première guerre du Golfe, celui de l'étirement des forces d'invasion sur un territoire trop vaste, celui d'un ralliement hypothétique des Irakiens avant la chute de Saddam, les Américains se sont placés au niveau où l'Europe les situait avant même que ne fussent accomplies les plus grossières de leurs erreurs : absence d'évaluation précise de la détermination de l'ennemi, incompréhension de la mentalité des Irakiens, qui haïssent Saddam pour la plupart mais n'en sont pas moins patriotes, surestimation des moyens technologiques de la coalition.
Même si on ne voulait pas de cette guerre, on ne peut que regretter l'échec anglo-américain, qui va justifier les prédictions les plus pessimistes : risque d'enlisement, coût de la guerre en vies humaines, conséquences politiques à terme, avec des dissidences régionales qui vont se renforcer pendant le conflit.

Des progrès quand même

Mais si on essaie un tant soit peu de rester objectif, il faut reconnaître aussi que les Kurdes semblent pour le moment, en l'absence des Turcs et avec l'aide des forces américaines parachutées, être les maîtres du jeu dans le nord de l'Irak ; que le pouvoir de Saddam s'érode sous le poids des bombes et que la destruction de ses réseaux de communication limite ses moyens de propagande ; que les Britanniques sont partis à l'assaut de Bassorah, que les Américains « nettoient » Nassiriyah, que des défections se produisent, même au sein de la Garde républicaine, laquelle ne peut livrer qu'une bataille frontale et ne saura pas pratiquer le harcèlement ; elle finira donc par perdre. Et le seul problème extrêmement sérieux pour les forces d'invasion, c'est Bagdad. On a beau parler de « pause », et en faire un sujet mondial de polémique, il n'y a pas eu de jour sans combats meurtriers, sans bombardements, sans progression des forces alliées.
De même que les Américains ont liquidé Saddam dans leur tête avant de le liquider dans les faits, de même la question posée, non sans jubilation, par la presse française et européenne, d'une éventuelle défaite anglo-américaine est pour le moins prématurée. Qu'il y ait, selon un sondage IPSOS pour « le Monde » et TF1, 33 % de Français pour souhaiter cette défaite, montre que, dans sa fibre profonde, la France commence à tourner le dos à 60 ans de relations atlantiques traditionnelles et que l'anti-américanisme dont elle se nourrit depuis au moins autant d'années la rend aveugle au totalitarisme d'un Saddam Hussein.
Comment ne pas répéter une fois encore que M. Bush a la fragilité naturelle et souhaitable de tous les élus et que, si les Américains le souhaitent, ils s'en débarrasseront en 2004, alors qu'il n'existe aucun autre moyen que la force pour en finir avec Saddam Hussein ? M. Bush est sans doute coupable de n'avoir pas su faire l'économie d'une guerre, dans un monde qui digère vite les actes de terrorisme et n'aspire qu'à la paix, non sans en entretenir les dangereuses illusions ; Saddam Hussein et beaucoup d'autres, en revanche, ne sont pas vulnérables aux bulletins de vote. Aussi ne peut-on accepter ni cette posture adoptée par les médias français qui, dans l'anti-américanisme, en sont arrivés à surpasser l'antifrancisme des médias américains ; ni ces manifestations dites pacifistes qui exaltent sans vergogne le terrorisme, celui-là même qui, le 11 septembre 2001, a suggéré son comportement belliciste à M. Bush ; ni ces fêtes populaires de la paix où, en France même, à Paris même, on a brandi des portraits du plus immonde des dictateurs, sans que les forces de l'ordre ni les dirigeants politiques ne soient intervenus.

Une évolution inquiétante

Et que nombre de commentateurs, prompts à faire le procès minutieux des Anglo-Américains, à souligner leurs contradictions, à dresser des portraits accablants de M. Bush, de M. Rumsfeld et de leurs généraux, qu'ils s'acharnent, en dépit des convulsions de la guerre, à ne défendre que les droits de l'homme irakien, pour trouver ensuite, chez les kamikaze et les soldats irakiens déguisés en civil, des méthodes de combat pratiquement acceptables, démontre avec force qu'une large partie de la société française est en train d'inverser ses valeurs avec la complicité des médias, ceux-ci s'efforçant de satisfaire une tendance qui ne nous paraît pas salutaire, et celle-là poussant les organes de presse à en rajouter.
C'est une évolution tellement grave que Jacques Chirac, qui a beaucoup encouragé le mouvement anti-américain par sa posture diplomatique, est devenu pratiquement silencieux depuis le début du conflit ; et que Jean-Pierre Raffarin a rappelé qu'il ne fallait pas se tromper d'ennemi, qu'il ne fallait pas souhaiter la défaite de nos « amis ».
Mais le sont-ils encore ? Dans ces colonnes, nous avons écrit que la guerre aurait lieu malgré l'agitation diplomatique de la France ; et cette thèse a été confirmée ; puis, nous avons écrit que la France s'est tellement impliquée diplomatiquement contre la guerre qu'elle en viendrait presque à souhaiter une défaite américaine (les « Quotidien » des 4 et 20 mars). L'auteur de ces lignes n'est pas un adepte de l'autocitation - c'est bien la première fois qu'il s'y livre. Mais il regrette d'avoir eu raison.
Comment ne pas voir qu'il y a une différence entre ce qu'on pourrait appeler l'antibushisme et l'anti-américanisme obsessionnel, lequel risque de pousser beaucoup de Français vers les extrêmes ? Il y a quelques jours encore, on pouvait se demander si nombre de Français, peu au courant des faits de l'Histoire, n'ignoraient pas à la fois le passé et les liens que ce passé relativement récent a établis entre l'Amérique et la France. Maintenant, c'est notre avenir immédiat que nous mettons en danger. La quasi-unanimité du peuple français est anti-américaine, est-ce logique, normal, sain, approprié ? N'existe-t-il pas, au sein d'une collectivité, de légitimes différences de conviction et d'appréciation ? Pour critiquer les Etats-Unis, faut-il implicitement rejoindre la horde de ceux qui abattent leurs gratte-ciel ? L'intolérance, le fanatisme, le soutien aux dictatures représentent-ils nos nouvelles valeurs ? Trouverions-nous quelque satisfaction honteuse, tacite, secrète dans les « Ils ne l'ont pas volé » que l'on murmure dans les cafés et les salons ? L'Amérique est la proie, actuellement, de ses propres démons, mais tout indique dans son passé, lointain ou récent que, le moment venu, elle sait s'en délivrer. Et nous aussi avons les nôtres. Là-bas, la dissidence, comme à l'époque du Vietnam, apparaît comme une forme d'honneur national : une partie du peuple n'est pas d'accord. Ici, tout le peuple est d'accord. Dans ce cas, pour l'honneur, faisons résonner une note de dissidence.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7307