Histoire de la santé en Alsace

De la Danse de Saint-Guy à l’urbanisme eugéniste

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Publié le 21/03/2016
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Crédit photo : DR

Le 14 juillet 1518, une habitante de Strasbourg, Frau Troffea, se met sans raison à danser dans la rue, pendant plusieurs jours, entraînant dans son sillage un nombre croissant de danseurs, dont beaucoup finirent par tomber d’épuisement ou par mourir, avant que le phénomène ne s’estompe après quelques semaines.

Cet épisode de « danses maniaques » frappa d’autant plus les esprits qu’il fut abondamment relaté et commenté par les chroniqueurs et médecins de l’époque, dont Paracelse, qui échafaudèrent de nombreuses théories associant mysticisme, morale et religion. L’historien de la médecine américain John Waller a étudié en détail le déroulement et le contexte de cette « transe collective », qualifiée aujourd’hui de Danse de Saint Guy. La danse de Strasbourg fut la dernière survenue sur le sol européen, mais fait suite à de nombreux épisodes de ce genre enregistrés dans d’autres villes rhénanes lors des siècles précédents. Ces « épidémies » furent observées encore au XXe siècle à Madagascar, en Tanzanie ou en Malaisie. L'ouvrage, désormais traduit en français, connut un grand succès dans le monde anglo-saxon : tout en retraçant d’une manière rigoureuse le déroulement du phénomène et en le confrontant aux connaissances actuelles sur les transes et les extases collectives, il dresse un tableau saisissant des peurs et des angoisses des premiers temps de la Renaissance, à l’image des peintures de Breughel ou de Bosch dont les démons grimaçants entraînent les hommes vers les gouffres de l’enfer.

L'enfant guérisseur

Plus près de nous, c’est cette fois un « enfant guérisseur » à peine âgé de trois ans qui, de 1814 à 1818, défraya la chronique de la petite ville d’Ottrott, aux environs de Strasbourg, en « magnétisant » avec ses mains malades et blessés. En quelques semaines, il connut une célébrité parfaitement exploitée tant par le curé du village que par sa mère, qui gagna en quelques mois dix fois plus que le traitement annuel d’un médecin de campagne de l’époque. Le médecin du canton se montra, lui, moins convaincu des talents du petit Sébastien Willer, au point qu’il en alerta les autorités. En 1818, alors que l’enfant âgé de 7 ans avait déjà « soigné » des centaines de patients parfois venus de loin, dont certains l’obligeaient à dormir avec lui pour profiter de ses « fluides magnétiques », une commission épiscopale mit fin à sa « carrière » : il retomba alors dans l’anonymat et mourut en 1892, sans plus jamais faire parler de lui. Gérard Hoffbeck retrace ce parcours étonnant, dans un texte associant croyances populaires et balbutiements de la médecine, mais aussi conflits entre la science et l’église. Il rappelle l’immense influence du magnétisme, à une époque où la densité médicale reste très faible, ouvrant la voie à toutes les thérapies, mais aussi souvent à tous les abus.

Architecture idéale pour une « population saine »

Enfin, l’imposante étude publiée par le démographe Paul-André Rosental sur l’histoire de la « cité-jardin Ungemach » de Strasbourg retrace l’évolution d’un projet eugéniste, destiné, à travers une architecture idéale, à sélectionner une « population saine », amenée ensuite à s’y reproduire. Construits à partir de 1921, les 140 pavillons de la Cité, partiellement écrasés de nos jours par la masse imposante du Parlement européen voisin, étaient alors attribués en fonction de différents critères à des familles particulièrement « méritantes », mais surtout susceptibles d’engendrer « une descendance intéressante ». Cet « eugénisme positif », alors salué comme un modèle, ne sera remis en question qu’après 1950, lorsque la Cité devient municipale.

« Les danseurs fous de Strasbourg », par John Waller (220 pages, 18 euros) et « l’enfant aux miracles » par Gérard Hoffbeck (175 pages, 15 euros) sont parus tous deux aux Éditions de la Nuée Bleue à Strasbourg. « Destins de l’eugénisme », par Paul André Rosental (576 pages, 28 euros) est paru aux Éditions du Seuil.

Denis Durand de Bousingen

Source : Le Quotidien du médecin: 9481