Courrier des lecteurs

De l’avortement criminel à l’IVG

Publié le 15/12/2016
Article réservé aux abonnés

On peut être pour ou contre l’IVG, avec d’excellentes raisons dans un cas comme dans l’autre. Mais comme dans bien des domaines, avant d’approuver ou de critiquer la manière dont les choses se passent au temps présent, il serait nécessaire de connaître comment elles se passaient aux temps précédents. Or je doute que ceux qui se prononcent sur ce sujet aient tous une expérience vécue de ce qu’était la situation avant la loi Veil.

Cette situation je l’ai, nous l’avons, vécue lorsque, internes en chirurgie, nous prenions des gardes dans les hôpitaux dans les années 60.

En ce temps-là, la contraception n’existait pas encore, qui ne sera autorisée qu’en décembre 1967, et qui diminuera sans doute le nombre des avortements, mais ne les supprimera pas, loin de là. Quant à l’IVG, si l’on nous avait demandé ce que signifie cet acronyme, nous aurions été bien en peine de répondre.

La plupart des services de chirurgie n’étant pas spécialisés, en garde nous recevions le « tout-venant ». Les parturientes étaient dirigées vers les services d’obstétrique, mais bien des patientes de pathologie gynécologique étaient admises dans des services de chirurgie générale.

C’est ainsi qu’à chacune de ses gardes l’interne devait prendre en charge en moyenne une à trois « FC », terme qui signifiait « Fausse Couche ». Il n’était pas question de prononcer le mot, mais tout le monde savait qu’à de rares exceptions près ces fausses couches étaient « provoquées ».

Leur traitement était simple : curetage de la cavité utérine à la curette métallique (la technique par aspiration n’existait pas encore) parfois précédée d’une pose de laminaire pour dilater le col. Et c’est ainsi que l’interne procédait au curetage, sans autre état d’âme que la crainte d’une évacuation incomplète (l’échographie n’existait pas encore) ou d’une perforation utérine, qui n’avait habituellement pas de trop fâcheuses conséquences.

Sans autre état d’âme, oui, mais à une condition impérative : la femme qui arrivait pour se faire cureter devait avoir commencé à saigner. Il ne serait venu à l’idée d’aucune femme de se présenter aux urgences pour demander qu’on la débarrasse d’une grossesse non désirée sans avoir commencé à saigner. L’une l’aurait-elle fait qu’elle se serait immédiatement vu refuser l’admission, ne serait-ce que parce que celui qui aurait accédé à sa demande aurait risqué une condamnation. Non, il fallait que les femmes, en quelque sorte, aient fait, ou fait faire, le début de l’ouvrage. Certaines devaient être transférées dans un service de médecine ou de réanimation pour insuffisance rénale ou septicémie. Heureusement c’était rare, et si cela nous attristait, cela ne nous incitait pas à nous indigner beaucoup plus que devant des accidents de circulation.

On a beaucoup raconté des histoires de patrons qui demandaient que les curetages s’effectuent sans anesthésie, pour punir les coupables d’avortement « criminel », terme juridiquement employé, d’infirmières qui méprisaient les « fausses couches » et le leur faisaient sentir, et même dans le film « Journal d’une femme en blanc » on voit un inspecteur de police débarquer à l’hôpital pour enquêter sur une femme suspecte d’avortement.

Sans doute cela s’est-il produit dans d’autres services, mais dans ceux que j’ai fréquentés, jamais je n’ai entendu une infirmière faire une réflexion désagréable à propos des fausses couches, ni non plus un patron, pas même l’un d’eux connu pour ses convictions catholiques. Tous nos curetages étaient faits sous anesthésie générale, comme des interventions ordinaires, sans aucune réticence des anesthésistes. Quant aux inspecteurs, s’ils avaient dû enquêter sur toutes les fausses couches soupçonnées d’être « provoquées », les effectifs de la police française n’auraient jamais pu suffire à la tâche.

Voilà ce que j’ai connu lorsque j’étais interne. Je persiste à penser qu’il est dommage que ceux qui parlent aujourd’hui de l’IVG n’aient pas connu cette situation par eux-mêmes.

Il est vrai que c’était il y a plus de cinquante ans…

Dr Jean-Pierre Brunet, Évreux (27)

Source : Le Quotidien du médecin: 9543