Entretien Flaubert

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Publié le 10/07/2021
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« Du temps de Flaubert, la santé n’existait pas », écrivez-vous Régis Jauffret. Que signifie cette affirmation ?

Régis Jauffret. On peut le dire autrement. Tout le monde était malade au XIXe siècle. On ne guérissait pas la syphilis alors véritable épidémie qui infectait par exemple la majorité des littérateurs. L’odontologie se réduisait à l’extraction de dents sans parler de l’absence d’asepsie jusque dans les années 1860. Les fièvres puerpérales frappaient les jeunes mères accouchées comme la sœur de Gustave Flaubert. Il valait mieux à l’époque accoucher chez soi plutôt qu’à l’hôpital par des carabins entrant directement en salle de travail après avoir autopsié des cadavres. Quant à Gustave Flaubert, il était non seulement porteur de la syphilis mais épileptique.

Gustave Flaubert parle d’ailleurs de « maladie indisable ».

G S. Il a souffert d’un certain nombre de maux. Il a vu nombre de ses proches mourir comme sa soeur Caroline en particulier. Lui-même souffrait de ce qu’il appelait des crises nerveuses. À partir de 1844, il est malade plusieurs mois. Et il interrompt ses études de droit. C’est Maxime Du Camp qui emploiera le premier le terme d’épilepsie. Cette maladie « indisable » a toutefois eu des aspects positifs dans sa vie d’écrivain. Elle lui a permis de réaliser à temps complet ce qu’il souhaite, lire, étudier, écrire. Il fait l’expérience de l’hallucination. Chaque œuvre comprend au moins une hallucination. Dans Madame Bovary : lorsque Rodolphe refuse à Emma un prêt d’argent, alors qu’elle est menacée par la faillite, elle sort du manoir et voit des « globules de feu » éclater dans le ciel. Au beau milieu d’un bal masque dans l’Éducation sentimentale, un personnage déguisé en sphynx tousse, crache du sang. Et Frédérique Moreau voit une morgue et des cadavres. Il y a bien sûr la tentation de Saint-Antoine, œuvre centrée sur l’hallucination dont il écrit trois versions entre 1846 et 1872. La maladie « indisable » va nourrir en fait toute l’œuvre.

Lorsque Régis Jauffret dans son livre parle au nom de Flaubert, cette hallucination s’inscrit donc dans le droit fil de l’œuvre.

Gisèle Séginger. Il en a bien reçu le principe. Quant aux hallucinations, Flaubert en donne des descriptions dans sa correspondance. En témoignent les lettres adressées à Hippolyte Taine au moment où celui-ci prépare un livre intitulé De l’intelligence. Flaubert lui explique qu'il faut bien faire la distinction entre l’hallucination involontaire, douloureuse et la vision volontaire de l’écrivain qui s’efforce d’abord de voir précisément ce qu’il veut décrire dans son œuvre. Pour la scène d’empoisonnement de Madame Bovary, Flaubert s’est donné coup sur coup plusieurs indigestions, dit-il, en racontant les souffrances, les vomissements de son héroïne. Ce n’est alors pas le même processus qui est impliqué dans les deux cas. A propos de ses hallucinations, Flaubert décrit des feux d’artifice d’images. Il perdait pied. Il n'arrivait pas à se maîtriser. Mais il gardait pourtant la conscience de ce qui lui arrivait. Dans le cas de la création, ce sont les lectures, le travail préparatoire, qui font venir la vision mentale à force de labeur. 

Est-ce que c’est une épreuve douloureuse, Régis Jauffret, de se mettre dans la peau de Gustave Flaubert ?

R. J. Avant de vous répondre, dans les années 1980, des neurologues marseillais ont diagnostiqué avec précision le type de mal épileptique dont souffrait Flaubert grâce à la description que donne Maxime Du Camp d’une de ces crises dont il a été témoin. Comme je ne me suis pas pris pour Flaubert à aucun moment, je n’ai pas eu à ressentir de grandes douleurs. J’ai plutôt éprouvé une relation de proximité. Le personnage de Flaubert que j’ai créé au fil de l’écriture m’a conduit à faire de l’introspection, de me confronter à une réalité différente de celle d’aujourd’hui. Flaubert aurait sûrement aujourd’hui des idées parfois opposées à celles qu’il avait. Elles seraient plus ou moins les même que les nôtres comme à l’époque beaucoup des siennes étaient partagées par la majorité des gens de son milieu. Le monde d’alors était, par exemple, un monde où l’enfant n’était pas respecté. Jusqu’en 1841 des enfants de moins de huit ans pouvaient travailler en France dans des usines, après, ceux de huit ans et plus le pouvaient toujours. Flaubert témoigne d’une indifférence totale du monde du travail.

Entre morale d’aujourd’hui et Flaubert « triple penseur », y aurait-il un trait d’union ?

G. S. Cette expression est employée par Flaubert lui-même. Il évoque sa capacité à faire la critique de la critique. Il met en scène les idées politiques dans L’Education sentimentale où il les ridiculise. À aucun moment toutefois, il n’impose sa vérité. Certains de ses personnages pratiquent aussi la critique. C’est le cas du personnage Regimbart. Rien ne trouve grâce à ses yeux, aucun homme politique, aucune action. Mais en même temps Flaubert accomplit un tour de plus en se moquant de ce personnage. Dans sa correspondance, il passe toutes les idées du siècle au tamis de sa critique. Le « triple penseur » est celui qui n’impose pas une pensée, ne conclut jamais sur rien, et garde son sens critique toujours en éveil. Il est donc capable d’exposer les idées pour faire simple de droite ou de gauche en montrant leur aspect négatif, ridicule, stéréotypé, dans les deux cas.

Pour reprendre votre expression, il y a une quête de sens dans son œuvre.

G. S. Flaubert a parfois été considéré comme un nihiliste. Il n’y aurait aucune vérité, rien n’a de sens dans ce monde. Il faut toutefois nuancer cette appréciation. Des œuvres de jeunesse, comme la première Tentation de Saint-Antoine, se concluent sur une vision nihiliste du mal toujours présent, avec l’idée d’un éternel retour du mal. Par la suite, Flaubert écartera ce type de conclusion. Sa conception de l’histoire repose sur l’idée de l’infini. De son point de vue, toutes les vérités de l’histoire ont un temps de vie limité. Elles finiront par passer, remplacées par d’autres manières de penser, d’autres façons de voir. Ce qui est important pour lui, c’est ce mouvement infini de l’histoire, de la vie. L’histoire ne se termine jamais. Il le dit explicitement dans sa correspondance. Il n’y aura pas de gouvernement, de religion définitive. Il a une très forte conscience de l’historicité. Selon lui, le XIXe siècle a été l’inventeur du sens historique. Et il estime que c’est cela que son époque a de meilleur. On ne peut donc parler de nihilisme mais de perspective infinie et de conscience de l’historicité de toute chose.

 

Est-ce cela le plus important Régis Jauffret ? Vous retenez à l’évidence la langue, le style dans l’œuvre de Flaubert.

R. J. Je ne sais pas si c’est le plus important. Mais c’est en tout état de cause son obsession. C’est le premier écrivain qui a recours à cette notion de souffrance dans l’écriture. Il est un peu bigot du style. Cette souffrance pour autant était-elle si réelle que cela ? J’ai des doutes. Certains n’hésitent pas à colporter des assertions du type, sa mort aurait été provoquée par son travail. Il n’avait pas une vie si épuisante. Il se levait à 10 heures du matin, il prenait son bain. Certes, il avait une activité intellectuelle dense. Mais cela n’a jamais tué personne.

 

Vous le désignez en revanche sous l’intitulé « Flaubert la parturiente » après avoir cité : « La phrase ne coule plus. Je l’arrache. Elle me fait mal en sortant ».

R. J. Il exagère beaucoup ses souffrances. Tout cela est très comediante, tragediante. Ce qui est frappant dans sa correspondance, c’est le côté désabusé, dès l’âge de 14 ans. Il est encore vierge. Il est déjà désabusé des femmes, de l’amour, de la vie. Selon ses amis, il aurait été reclus dans les dernières années de sa vie dans sa maison de Croisset. Or, il passait 40 % de sa vie loin de Croisset. Il n’était pas si solitaire sauf peut-être lorsque sa nièce est partie pour se marier. Il vivait lors de l’écriture de Madame Bovary plutôt comme un roitelet. Il avait aménagé une pièce immense pour son cabinet de travail. Cette maison tournait autour de lui. Je ne vois nulle part une vie de martyr dans l’existence de Flaubert qui vivait à Paris une grande partie de l’année. Il y a une comédie chez Flaubert qui rejoint l’art. Le personnage de Flaubert a été caricaturé en voulant bien faire.

 

Est-il au final un tristologue comme vous le qualifiez ?

R. J. Il était toujours dans un état d’affectation, de tristesse. Dans ces conditions, on se demande même pourquoi il ne s’est pas suicidé. Si on lit le journal des Goncourt, on a plutôt l’image d’un bon vivant. On cite toujours cette phrase, « les honneurs déshonorent ». Il n'a pour autant jamais rendu sa Légion d’honneur. Il a eu ce désir de faire partie de la cour de Napoléon III en fréquentant assidument la princesse Mathilde.

 

On aurait trop fait dans le labeur de Flaubert pour son travail d’écriture ?

G. S. Il faut, il est vrai, rectifier cette image de l’ermite du Croisset. Un historien de l’université de Rouen, Yannick Marec, a bien montré que la famille Flaubert était bien l’une des fortunes importantes de la région. Flaubert était par ailleurs un bon vivant et la diététique n’était pas alors au menu des repas, souvent pantagruéliques, ce qui a pu avoir une influence sur sa santé à la fin de sa vie. En réalité, Flaubert menait une vie à deux temps. Il avait un grand nombre d’amis à Paris. Il fréquentait le salon de la princesse Mathilde, et son temps, à Paris, était aussi rythmé par une vie mondaine. . Même s’il n’a cessé de vitupérer contre son siècle, il vivait pleinement dans son siècle. Sa deuxième vie commence lorsqu’il rentre à Croisset. Et Il écrivait alors très tard dans la nuit. Certes, il a évoqué ses affres d’écrivain. Mais il en parlait beaucoup plus dans les années 1850 dans sa correspondance avec Louise Collet. Il a élaboré lui-même sa représentation de l’ermite de Croisset et il lui expliquait qu'elle devait travailler avec acharnement comme lui et accepter de renoncer à le voir. On doit faire attention à ces métaphores sur la souffrance de l’écriture et la place qu'occupe le travail dans sa vie. Elles sont en fait à l’usage de certains destinataires de ses lettres. Dans les années 1863-1880, elles sont adressées à la princesse Mathilde. Mais elles sont beaucoup plus sobres : Flaubert se compare alors, au détour d’une phrase, à l’ouvrier cassant des pierres sans s’attarder sur sa souffrance.

 

Vous vous distinguez tous les deux d’Ivan Leclerc dans l’album de la Pléiade décrivant Flaubert qui somatise la littérature.

G. S. Je suis d’accord avec cette formule. On le voit bien avec les douleurs qui le secouent lorsqu’il écrit l’empoisonnement de madame Bovary. Et ses crises d’épilepsie survenaient à des moments particuliers, par exemple lors de la fin de la rédaction de Salammbô dans un moment de travail intense. Oui, on peut parler de somatisation

 

La littérature rend-elle malade Régis Jauffret ?

R. J. Pas moi en tout cas. Pour revenir aux lettres adressées à Louise Collet, il lui raconte n’importe quoi. En fait, il ne veut pas la voir. On partage toutefois cette image de l’écrivain plongé dans la douleur. Cela m’exaspère. Le personnage de l’écrivain décrit dans le cinéma ou la littérature est toujours en manque d’inspiration. L’écriture peut-elle être à l’origine de crise d’épilepsie ? Je n’en sais rien. L’artiste ne répond pas à des maladies particulières. À cet égard, on revient de loin sur la question de l’épilepsie. Un garçon comme Jean-Paul Sartre racontait que la prétendue épilepsie de Flaubert était en réalité une maladie d’ordre psychologique comme d’autres ont pu le dire lors des premiers cas de Sida. Un grand pas en avant a donc été réalisé en reconnaissant l’épilepsie comme maladie chez Flaubert. Le statut d’écrivain n’est pas une situation douloureuse. Ce mythe de la douleur en écriture débute avec Flaubert. Il n’existe pas chez Rousseau qui a écrit - dit-on - quatorze fois La Nouvelle Héloïse. Selon moi, ce n’est pas douloureux d’être romancier.

 

Peut-on se dispenser de lire les trois tomes de L’Idiot de la famille consacré par Sartre à Flaubert ?

G. S. Ces trois volumes nous renseignent davantage sur Sartre que sur Flaubert. Dans  la durée, les images que Flaubert donne de lui-même ne cessent de varier. Dans les dernières années, s’impose plutôt la représentation d’un Flaubert bon vivant comme le décrit Régis Jauffret. Dans plusieurs lettres, Flaubert évoque d’ailleurs son immense bonheur d’écrire. Il explique, par exemple, comment en rédigeant la promenade de Rodolphe et Emma qui conduit à ce que Flaubert appelle « la baisade », il est à la fois les fleurs, le soleil, les chevaux : il fait l’expérience d’une sorte de panthéisme esthétique. C’est là l’une des plus belles lettres adressées à Louise Collet. Plus tard, il vibrera de plaisir au moment de commencer à écrire Hérodias : il voit enfin la Mer morte.

 

Êtes-vous d’accord avec Régis Jauffret lorsqu’il nous raconte les aventures homosexuelles de Flaubert ?

G. S. Régis Jauffret a écrit un roman. Les écrivains d’aujourd’hui s’intéressent à la vie de Flaubert, à l’homme. Et ils imaginent même entre les lignes de sa correspondance ce que Flaubert ne nous raconte pas. Cela était impensable à l’heure du structuralisme ou de la génétique littéraire dans les années 1960-1980 où l’on ne parlait surtout pas de l’homme. Les critiques aussi se sont posé la question de l’homosexualité. Dans les lettres adressées lors de son voyage en Orient, sont évoquées des expériences réelles dans les bains. Pourquoi pas envisager alors d’autres histoires ? Les critiques ont été frappés par l’amitié souvent presque amoureuse parfois, éprouvée pour Louis Bouilhet, auquel il écrit « Il y a des fois où j’ai des soifs de toi à prendre le chemin de fer pour aller t’embrasser » et Bouilhet signe ses lettres « Ton concubinaire ». Mais nous ne disposons pas de confidences plus précises de Flaubert.

 

C’est le privilège du romancier d’inventer ainsi des liaisons.

R. J. Il y a effectivement beaucoup d’imaginaire. C’est un choix possible de soutenir l’absence d’homosexualité chez Flaubert. Aujourd’hui, on a le droit de conclure le contraire car Dieu merci la société a évolué et ce n’est plus comme autrefois le soupçonner d’avoir eu un vice. Certains ont fantasmé sur une liaison entre la gouvernante anglaise de Caroline sa nièce et Flaubert. Mais nous ne disposons d’aucun document. Quant aux éventuelles aventures sexuelles avec Maxime Du Camp par exemple, il y a en revanche de nombreux éléments plus que troublants dans les lettres qui nous restent. Mais l’amour de sa vie, c’est Alfred Le Poitevin et lorsque ce dernier se marie, Flaubert le vit comme une trahison. On invoque seulement des raisons littéraires. Cela ne me paraît pas tenir debout. Alfred a été l’homme de sa vie. Cela est sûr. Que leurs relations aient ou non été charnelles, c’est secondaire.

G. S. Pour rebondir sur ce que Régis Jauffret vient de dire, Gustave Flaubert a eu besoin d’un amour intellectuel singulier à tous les moments de sa vie. Sexualité ou non, en effet cela n’est pas très important. Il avait besoin d’échanger avec une âme similaire à la sienne. Cela ne marchait pas toujours bien avec Louise Collet. Elle ne partageait pas tous les partis pris esthétiques de Flaubert. Grâce à ces divergences, on dispose aujourd’hui de lettres merveilleuses où il lui explique sa façon d’écrire. Elle avait besoin de marques d'attachement. Le plus important pour elle était de voir Flaubert qui, lui, était en demande de tout autre chose, qu’elle ne pouvait lui donner.

 

Il y a des hommes mais aussi une femme, George Sand.

G. S. Cette fois, c'est un esprit qui est à sa hauteur. Ils ne sont pas toujours d’accord sur le plan politique et même esthétique, ce qui rend cette correspondance passionnante. Lorsqu’il se lie d’amitié avec elle, elle est déjà âgée. Ce n’est plus la jeune femme qui a eu une relation amoureuse tapageuse avec Alfred de Musset. La question charnelle ne se pose plus.

R. J. La correspondance avec Sand qu’il a longtemps méprisée avant de la connaître est la partie la plus intéressante. George Sand lui raconte des moments extraordinaires de sa vie à elle. Elle a un aspect extrêmement moderne. C’est un grand écrivain. Elle écrit énormément. Mais c’est aussi une mère de famille. C’est un aspect qui manque à Flaubert.

 

Qu’est-ce qui vous a conduit à vous immerger dans l’œuvre et la vie de Flaubert ?

R. J. J’avais lu sa correspondance, il y a bien longtemps. Dans le cadre de ce roman, c’est le personnage, l’homme Flaubert qui m’intéressait. Je ne suis pas un exégète de son œuvre. Je n’ai pas la prétention non plus dans ce livre de visiter toute l’histoire de la littérature. J’ai traité Flaubert comme un personnage ayant réellement existé, en essayant d’imaginer tout ce qu’on ne sait pas de lui et en le faisant lui-même raconter sa vie afin qu’il puisse la critiquer en la mettant en perspective avec notre époque. Mais grâce aux éléments tangibles que tout le monde peut consulter on s’aperçoit aussi qu’il était très aimé, très estimé, très favorisé au sein de sa famille alors qu’on en fait traditionnellement un fils dénigré par rapport à son frère qui prit la suite de son père comme chirurgien de l’hôpital de Rouen.

 

Cette solidarité familiale se traduit d’ailleurs au moment du procès intenté à Flaubert lors de la parution de Madame Bovary. Son frère médecin à l’hôpital de Rouen avait menacé de ne pas faire élire le candidat officiel si la peine prononcée avait été sévère.

R. J. Dans les attendus du procès, les accusations sont accablantes pour Gustave Flaubert. Pour autant le verdict est très modéré. Cette influence supposée du frère médecin peut expliquer ce paradoxe.

G. S. Sur ce point particulier, je ne peux répondre. Pour autant, il appartient à une famille de notables. La famille, par son influence locale, peut éventuellement entraîner d’un côté ou de l’autre des votes. Une pression peut être exercée de manière diffuse sans être directe. Le pouvoir l’a bien compris. Flaubert l'explique dans une lettre : il faut qu’on sache, dit-il, que les Flaubert sont ce qu’on appelle à Rouen « une famille ». Par ailleurs, dans l’entourage de l’Empereur, on trouve des lecteurs du roman que l’on peut qualifier de « bovarystes ». Flaubert dispose de défenseurs au plus haut niveau alors qu’il ne côtoie pas encore les milieux impériaux.

 

Vous ne parlez certes pas, Régis Jauffret, de l’œuvre dans votre roman. Pour autant vous êtes plutôt bovaryste qu’« éducation-sentimentaliste ».

R. J. C’est un parti pris romanesque. Les personnages de l’Éducation sentimentale me paraissent extrêmement gris. Ce qui me vient à l’esprit c’est davantage Salammbô, Madame Bovary. À la fin de sa vie, Flaubert se plaint dans une de ses lettres qu’on lui parle toujours de Madame Bovary, comme s’il n’avait écrit que ce seul roman. En tout cas, Salammbô est un livre merveilleux et c’est celui que je préfère avec peut-être Bouvard et Pécuchet.

G. S. J’aime toutes les œuvres de Flaubert. J’ai une préférence pour Salammbô. Je viens de donner une nouvelle édition de ce roman. Je l’ai lu très tôt, à l’âge de 12-13 ans. C’est une œuvre qui m’a tout de suite conquise. Salammbô est à la fois un roman pourpre, épique et tragique avec des effets de lumière, de soleil. Flaubert invente un nouvel orientalisme (qui se démarque de l’orient turc imaginé par les romantiques) plus sauvage, barbare, cruel, celui des déserts. C’est un tournant de l’orientalisme, pris également par les peintres de l’époque, comme Fromentin et Guillaumet, par exemple.

 

Avec la fin du confinement, faut-il visiter à Rouen le musée d’histoire de la médecine et de Gustave Flaubert ?

R. J. L’intitulé est très drôle, associer ainsi Gustave Flaubert et l’histoire de la médecine. C’est à voir. Cette visite est indispensable. On découvre ainsi le climat dans lequel Flaubert a grandi, où il pouvait imaginer la mort. La morgue était en effet sous les fenêtres des appartements privés de la famille Flaubert. La maison familiale était mal commode. Tout est intéressant sans avoir le côté figé, apprêté des maisons d’écrivains habituelles.

G. S. Il faut visiter ce musée. D’autant que Flaubert était lui-même attiré par les sciences.

 

Faut-il parler de mort heureuse pour Flaubert ?

R. J. Il serait mort en fait d’un AVC. Quand la domestique s’en va quérir un médecin, il lui reste encore une heure à vivre. Une heure qu’il a passée seul, une heure dont on ne sait rien. Lorsque le médecin arrive, il n’est pas encore mort. Sa pipe est encore chaude sur la tablette de la cheminée. Cette heure d’agonie est un mystère absolu. Je me suis introduit dans cet espace pour écrire la deuxième partie de mon livre qui traite de cette dernière heure.

G. S. C’est une mort mystérieuse survenue à une époque t où il était très tendu par des difficultés financières. Certes, il n’est pas mort dans la misère. Mais il a redouté de perdre la maison de Croisset. Ses amis sont intervenus pour lui obtenir de Jules Ferry un soutien financier dont il n'aura pas vraiment le temps de profiter. Ses dernières années ont été assez sombres après la faillite à laquelle échappe de justesse l’époux de sa nièce Caroline. Flaubert a dû sacrifier son aisance matérielle afin de sauver la réputation familiale.

 


Source : Décision Santé