Entre ras-le-bol, stress, écoute médicale et psychosociale...

Être médecin à Molenbeek

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Publié le 28/04/2016
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Molenbeekstreet

Molenbeekstreet
Crédit photo : AFP

« L’acharnement des médias contre Molenbeek me met tellement en colère, s’emporte le Dr Alexia Van den Broucke, que, fatiguée de zapper, j’ai décidé de ne plus avoir de télé. Je n'en peux plus de voir stigmatiser en permanence la population d'une ville entière. »

Installée depuis quatre ans à deux rues de l’immeuble où a été arrêté Salah Abdeslam, cette généraliste « bleue blanc belge », ainsi qu’elle se décrit, évoque l’état de stress de ses patients : « La plupart n’ont rien à se reprocher. Entassés dans des petits immeubles de briques souvent déglingués et insalubres, sans emploi, ils vivent dans la peur depuis les événements de mars. Beaucoup ne sortent plus de chez eux. Sans soutien, sans réseau, en butte au racisme et aux discriminations, avec des ados qui jouent au foot dans les rues faute d’espaces verts, exposés à toutes les petites criminalités, ils sont angoissés par l’omniprésence des MacGivers postés en armes à tous les coins de rue. »

« Avec la phase III du plan antiterrorisme, on risque à tout moment d’être pris dans une échauffourée dans n’importe quelle rue et, simplement pour être au mauvais moment au mauvais endroit d’être directement exposé à des tirs, redoute le Dr Paul van Kerkhove. Deux consœurs de ma maison médicale refusent désormais les visites dans les secteurs réputés sensibles. »

« Le plus injuste dans tout ce qui nous arrive, c’est de sentir notre ville pointée comme un djiadistan, alors qu’on sait que les banlieues de Londres ou Paris peuvent tout aussi bien servir de bases au terrorisme, observe le Dr Michel Hanset. On nous accuse d’être porteurs de tous les maux en Europe, mais je puis personnellement vous assurer qu’aucun de mes patients n’est en lien, de près ou de loin, avec des terroristes. Cette stigmatisation crée une souffrance pour l’ensemble de la population. »

Dans ce contexte sous haute tension, beaucoup des généralistes préfèrent ne pas s’exprimer. « Rien à dire aux médias », répètent-ils, visiblement excédés par le « Molenbeek tour » auquel se livrent depuis plusieurs semaines les journalistes européens et aussi américains. Quitte, pour certains, à donner dans le déni : « La situation n’entraîne pas de répercussion dans notre vie et notre exercice, affirme ainsi le Dr Chamari, tous les médecins vous le diront. »

« Je préfère téléphoner à l’école »

Vivre et exercer à Molenbeek n’a jamais été facile, confient les praticiens les plus anciens, mais la situation s’est dégradée depuis dix ans : « Paupérisation, usage de drogues, décrochage scolaire, désocialisation, communautarisme, radicalisation, c’est l’engrenage qui menace nos jeunes, analyse le Dr van Kerkhove. Pendant des années nos bourgmestres ont pratiqué une politique paternaliste inadaptée. Aujourd’hui, c’est la prise en charge scolaire qui est devenue cruciale pour enrayer les dérives. Quand on me demande un certificat pour justifier une absence scolaire, je préfère téléphoner à l’école plutôt que de passer à côté de la plaque. Comme généralistes, nous sommes en première ligne pour effectuer un signalement. »

« Ces jeunes qui tournent mal, issus de la deuxième ou de la troisième génération, sont difficiles à repérer, confie le Dr M. B., natif de Molenbeek où il exerce depuis vingt ans et lui-même d’une famille originaire du Maghreb. Sans pratique religieuse, ils font des mauvaises rencontres dans les cafés, tombent dans la petite délinquance et le trafic de drogue, effectuent un passage par la case prison et au final se retrouvent embrigadés. Ce sont des petits terroristes à 2,50 F qui un beau jour, à la stupéfaction de leurs proches, se font exploser. Dans les familles, tout le monde a les chocottes. Et notre rôle c’est souvent d’assurer une médiation intrafamiliale entre des générations qui ne se parlent plus que pour se provoquer. Des jeunes menacent leurs parents : « Si c’est comme ça, je pars demain en Syrie ! » Et quand le dialogue se renoue, on assiste parfois à des séances de pleurs. »

Un café-papote

Dans une écoute active, les médecins molenbeekois expliquent qu’ils sont à l’affût des signaux, alors que le motif premier de consultation n’est jamais la peur de la radicalisation. Souvent, le médical rime avec le psychosocial. « Pour désamorcer les incompréhensions chez des personnes qui s’isolent, nous venons de créer un « café papote », explique le Dr Van den Broucke, des séances de paroles proposées par petits groupes pour couper la haine et remettre du lien. C’est une urgence aussi bien médicale que sociale, avec des personnes qui restent enfermées dans leurs peurs et leurs maisons depuis des semaines. »

« On a beau connaître les familles depuis plusieurs générations, confirme le Dr Paul van Kerkhove, les échanges restent délicats, bien que nous ne soyons plus dans la phase aiguë des événements. Heureusement, les médecins d’origine arabe ou turque sont présents pour faciliter les interrogatoires. »

« Entre la parano qui mine les familles et la légitime prudence qu’il faut conseiller, nous sommes sur une ligne de crête, témoigne le Dr B., l’un de ces praticiens. Le soutien psychologique est difficile. J’ai été appelé par des parents qui venaient d’apprendre la mort d’un fils en Syrie. Je suis intervenu dans une famille parfaitement tranquille qui a perdu le mois dernier un fils qui avait mal tourné, tombé sous les balles de la police. Ils sont effondrés, la sœur fait une crise d’hystérie en pleine rue, les parents plongent dans la dépression. »

« Des patients d’au moins 40 origines dans mon cabinet »

Le contexte socio-économique très dégradé plombe encore l’ambiance, avec un tiers de la population au chômage, constatent les généralistes molenbeekois. « La stigmatisation accrue de communautés innocentes, ici comme ailleurs, ne réglera rien, estime le Dr Lente Vermeulen. Et l’augmentation de la répression non plus. Sans vouloir minimaliser le terrorisme et les agressions sanglantes qui n’ont pas place dans notre société, nous devons d’abord tout faire afin de rendre notre société chaleureuse, où chacun se sentira à sa place, rendant ainsi inutile la fuite dans une violence aveugle. J’ai la chance d’accueillir dans mon cabinet des patients d’au moins 40 origines différentes. Des immigrants de la première, deuxième ou troisième génération, avec ou sans papiers, croyants ou mécréants, avec des revenus ou pauvres comme Job. Quelles que soient notre origine ou notre culture, nous avons tous besoin de considération, de respect, d’amitié et d’amour. C’est ce que nous voulons vivre quotidiennement à Molenbeek. »

Christian Delahaye

Source : Le Quotidien du médecin: 9492