Jean Starobinski, de la médecine à la littérature et retour

Par
Publié le 11/02/2021
livre

livre

À la fin de sa riche introduction qui nous permet de visiter un monde perdu, Martin Rueff rapporte pourquoi l’école médicale d’Hiérophile a dû fermer. Elle aurait exigé trop de culture de la part des médecins. Voilà une menace qui ne risque pas de peser sur les facultés de médecine de l’Hexagone ! Faut-il alors aller plutôt à Genève où Jean Starobinski, psychiatre et professeur d’histoire des idées, a exercé un magistère unique grâce à cet entrelacs sans fusion entre clinique et critique ? Ce premier livre posthume, recueil d’articles autour de la médecine vue au prisme du corps, retrace un chemin arpenté tout au long d’une vie. Le grand critique spécialiste de Jean-Jacques Rousseau n’a jamais abandonné la réflexion sur la médecine. Ce qui donne à l’ouvrage une profondeur de champ et une patine uniques liées à des multiples lectures et rencontres de Baltimore à Genève en passant par Paris. Le lecteur est ainsi confondu par l’érudition qui ne prend jamais la pose. L’analyse est douce sans jamais recourir au scalpel tranchant d’une critique française arrogante. Et au final, l’intelligence vibrante de la synthèse frappe le lecteur. Ici par exemple, la littérature n’est pas un prétexte. Elle donne à voir, à sentir, à vibrer ce qui ne peut être dit autrement. La quintessence, la singularité de la méthode se cristallise dans ce long texte consacré à l’analyse de cinq lignes de Madame Bovary : « [...] elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule, au loin, qui pondait dans les cours. »

Impossible bien sûr de résumer la profondeur de l’analyse, développement senti sur l’appréhension cénesthésique du corps par lui-même. Plus simplement, la conclusion de l’article retrace la quête inlassable de Jean Starobinski dans ces articles consacrés aux philosophes, aux historiens de la médecine sur le mystère de la sensation, du langage indicible. Et de s’interroger : « En deçà des mots et par son inarticulation même, le langage corporel ne serait-il pas la seule expression humaine que ne contamineraient pas le poncif et l’ineptie ? » D’où l’appel à la réflexion sur « cette vérité du sentir, si proche de la muette vérité des choses, à la frontière du rien ». Pensée proprement vertigineuse.

Pour reprendre pied sur la terre ferme, on lira enfin cet article intitulé « Médecine et Antimédecine » paru en 1992, dans la Revue Médicale de Suisse Romande. Jean Starobinski y rappelle les deux origines de la médecine hospitalière, à savoir l’esprit rationnel et expérimental issu des révolutions scientifiques et « l’esprit de charité qui sans méconnaître l’ordre de la nature confère à la vie humaine un prix qui dépasse l’ordre des corps ». Et de nous inviter à ne pas « dissocier cette double tradition où s’allient, je crois, la vraie médecine et la seule antimédecine qui vaille d’être écoutée ». À nous désormais de transmettre cet héritage.

Le corps et ses raisons, Jean Starobinski, collection La Librairie du XXI e siècle, Ed du Seuil, 528 p., 2020, 26 euros. A lire aussi la réédition d’une Histoire de la médecine, court ouvrage destiné au grand public, paru pour la première fois en 1963 aux Editions Rencontre, illustrations réunies par Nicolas Bouvier. Edition Héros-Limite, Genève, 2020, 107 p, 20 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr