Introduction
La désinfection du courrier a commencé aux xvie et, peut-être, avant la fin du xve siècle si l’on en croit Frari (1840). En France, les plus anciennes lettres que nous connaissons, datent du 20 mai 1607 (Alep-Marseille), d’octobre 1630 (Le Caire-Marseille), du 14 août 1677 (Saida-Marseille) (figure 1). Dans notre collection figure aussi une lettre de Gênes pour Diano-Marina datée du 11 février 1580, purifiée à la flamme au départ du lazaret, une pratique motivée pour éviter le risque de dissémination de la peste. Jusqu’aux alentours de 1800-1830 les lettres furent désinfectées par crainte qu’elles ne transmettent la peste. En effet, les épidémies de peste, désignée à cette époque par le mot « contagion »[1] furent très fréquentes en Europe et en France jusqu’à la grande peste de Marseille et de Provence (1720-1722).Au début du xixe siècle, la peste cessa d’être la seule maladie qui justifiait la désinfection des correspondances et des marchandises. En effet, plusieurs épidémies de fièvre jaune survinrent en Espagne entre 1800 et 1821 : i) à Cadix (1800-1801, puis 1803-1805) et dans plusieurs villes d’Andalousie dont Barcelone (circa 1805) ; ii) et surtout à Barcelone (1821) où l’épidémie de fièvre jaune fut improprement dénommée « peste de Barcelone ». Ces épidémies de fièvre jaune étaient dues à l’importation de la maladie par les moustiques infectés présents dans la cale de navires venant d’Amérique centrale, en particulier de La Havane. A cette époque on ne connaissait pas ce mécanisme – la théorie officielle était celle des « miasmes[2] » – et la découverte des germes responsables des diverses maladies infectieuses ne fut faite qu’à la fin du xxe siècle ou même plus tard[3]. Avec la fièvre jaune, le choléra motiva la désinfection des lettres au cours des sept pandémies qui s’échelonnèrent entre 1817 et 1961, en particulier au cours de la deuxième pandémie (1826-1841).
Raisons de la désinfection du courrier
De tout temps, le papier a été considéré comme « susceptible ». Par « objet susceptible » il faut entendre « capable de transmettre la peste » ou d’autres « maladies pestilentielles » (choléra, fièvre jaune, diverses infections fébriles). Le caractère « susceptible » du papier et des livres s’est imposé avec le temps : le papier est fabriqué avec des étoffes qui sont de genre très susceptible comme la laine, les fourrures ou les fils. Ainsi, parce que le papier était fabriqué avec des morceaux d’étoffe, les lettres[4] étaient considérées autrefois comme capables (c’est-à-dire « susceptibles ») de transmettre ces graves maladies.Aujourd’hui, bardés de nos connaissances, nous ne devons pas ironiser sur les pratiques des temps anciens, d’autant que les temps dits « modernes » nous ont récemment montré qu’il était facile de transmettre des infections très graves et même mortelles en plaçant des spores d’anthrax (Bacillus anthracis) dans des enveloppes. Cet exemple majeur de terrorisme biologique est apparu une semaine après l’attentat contre les Tours jumelles du World Trade Center (11 septembre 2001). Á cette occasion, les lettres suspectes, principalement adressées aux organismes officiels, furent stérilisées par irradiation. C’est ce qui explique le retard de la distribution de ces correspondances qui furent traitées dans deux centres des États-Unis, puis frappées de griffes d’explication telles que « MAIL SANITIZED » ou « IRRADIATED » (figure 2). Il faut espérer que la surveillance et la désinfection des lettres soient uniquement un chapitre de l’Histoire[5] à la fois curieux et inquiétant.
L’étude des courriers purifiés constitue un chapitre très intéressant non seulement de l’histoire postale mais aussi de l’histoire humaine, ne serait-ce que par les textes qu’elles contiennent. Lorsque qu’elle atteignit son apogée, aux xviiie et xixe siècles, la désinfection du courrier était aussi de nature à rassurer les destinataires des lettres. Elles portaient des signes de désinfection, et, à partir du début du xixe siècles des griffes officielles de désinfection comme « Purifiée à Marseille », « Purifié à Toulon », « purifiée à Livourne », « Purifié à Gènes », et bien d’autres (figures 3 A et B).
Utilisées dans plusieurs lazarets italiens, la griffe « Netta Fuori e Dentro » (littéralement : « propre à l’intérieur et à l’extérieur ») était probablement plus rassurante que « Netta Fuori / Sporca Dentro » (littéralement : « propre à l’extérieur et sale à l’intérieur »). Il n’est pas impossible, en particulier pendant les grandes épidémies, que des lettres désinfectées aient pu être détruites par leurs destinataires, craignant d’être contaminés… Plus près de nous, ce fut aussi le cas pour de nombreuses lettres suspectes du bioterrorisme à l’anthrax qui furent jetées, leurs destinataires appliquant le fameux « principe de précaution » mais celui-ci nous aurait privé de documents historiques si cette réaction avait été systématique ! Elle fut heureusement assez rare et nous connaissons plusieurs exemples de ces « lettres de l’anthrax ».
Une autre réaction plus fréquente des destinataires de lettres largement désinfectées au vinaigre fut la colère. Même s’il fallait utiliser le vinaigre blanc, une immersion trop prolongée des lettres altérait fortement la suscription ainsi que le texte intérieur qui devenaient peu lisibles, voire illisibles, ainsi que nous l’avons constaté sur plusieurs lettres purifiées à Marseille (figures 4 A et B). Vers 1820-1825, selon les bureaux de santé et les lazarets, l’adoption du chlore ou parfum Guytonien (du nom de son promoteur Guyton de Morveau) devait pallier cet inconvénient. D’autres désinfectants furent aussi utilisés comme le formol.
Signes de désinfection
La désinfection des lettres que l’on peut se hasarder à appeler « Prophylaxie postale des épidémies » s’intègre dans le cadre d’un ensemble de mesures qui définit le « système quarantenaire » imaginé dès la fin du xive par Bernabo Visconti à Reggio-Émilie, puis dans d’autres villes comme Raguse (actuellement Dubrovnik), Venise, Gênes, Marseille, Trieste, Ancône, Naples, Livourne, Toulon, puis, plus tard, dans les ports de l’Atlantique, Bordeaux en particulier, et ceux de la Mer du Nord. Ce système quarantenaire qui persista en France jusqu’à la fin du xxe siècle, remplacé par le «Règlement sanitaire international » élaboré à partir de 1845, fut aboli beaucoup plus tôt par les Britanniques car jugé obsolète et entravant le commerce. Le lecteur est renvoyé aux ouvrages spécialisés où sont décrits les billets de santé terrestres (billetes ou bulletes en Provençal) et les billets de santé maritimes (patente de santé ou Bill of Health) ainsi que les quarantaines qui se déroulaient dans des lazarets maritimes ou terrestres[6] (figure 5).
Les signes de désinfection sont tributaires des techniques utilisées qui ont varié avec les lazarets et, dans un même lazaret, avec le temps. Globalement, en France, à l’exemple du bureau de santé de Marseille, les lettres ont d’abord été purifiées au vinaigre toujours sans entailles puis, à partir de 1784, avec des entailles pour mieux faire pénétrer le vinaigre, en raison de la grave épidémie de peste d’Afrique du Nord (1784-1787). Avec le chlore, (circa 1820), d’autres moyens de désinfection ont été utilisées comme la formaline, la chaleur, l’expositions combinée à la chaleur et à des plantes aromatiques dans des dispositifs particulier, dits « chambres à parfums ». Dans certains lazarets des anciens États italiens (Naples, Livourne, Gênes, Cagliari) ou ailleurs (Trieste, Tunisie) les lettres furent exposées directement à la flamme, tenues par des pinces (tongs) qui laissaient souvent leur empreinte en négatif sur les lettres ainsi tenues (figures 6 A et B, 7 A et B).
Couleur du papier
Il s’agit de taches et/ou de décoloration affectant la suscription et/ou le texte intérieur jusqu’à le rendre difficile à lire. Le vinaigre donne lieu à des taches disséminées à bords irréguliers, de tonalité allant du jaune au marron avec tous les dégradés possibles (figures 8 A et B, 9 A et B). Les fumigations donnent au papier une coloration allant de l’ocre jaune au marron, en fonction des compositions utilisées et de l’emploi (ou non) de la flamme. Il est important de ne pas confondre ces signes avec ceux liés à l’humidité du papier des lettres d’archives soumises à mauvaises conditions de conservation. Cette distinction est le plus souvent facile.
Entailles de purification
Les règlements sanitaires sont assez peu explicites sur les techniques utilisées pour entailler les lettres. On sait que des instruments tranchants comme des lames ou des ciseaux ont été utilisés pour réaliser ces entailles (angl.: slits). Certaines lettres montrent l’empreinte d’un support ovalaire, probablement en bois, qui devait supporter une lame (figures 10 A et B, 11 A et B). L’extrémité des entailles est le plus souvent bifide ce qui permet de les distinguer des entailles réalisées sur des lettres afin de leur donner un « supplément factice d’authenticité ». Toutefois on a réalisé une longue entaille (5 à 10 cm) avec une lame tranchante au lazaret de Trompeloup, associée à la griffe « Purifié au Lazaret /de Trompeloup ». Cette entaille est restée identique après la disparition de cette griffe : elle est dépourvue d’extrémité bifide. Les lettres purifiées à Saint-Jean-de-Luz, Saint-Malo, Cherbourg, Brest ont aussi une entaille rectiligne.
La présence d’entailles multiples fait supposer que l’opérateur a voulu rechercher des objets susceptibles à l’intérieur des lettres comme les échantillons de tissus, des liens, des rubans : ces lettres étaient alors ouvertes et subissaient des désinfections plus poussées, et si des matières susceptibles étaient trouvées celles-ci étaient traités de façon particulière.
On peut mesurer les entailles, évaluer leur obliquité, la distance entre deux entailles, etc. Sauf cas particuliers, ces mesures n’ont pas beaucoup d’intérêt car les caractéristiques des entailles sont tributaires de la position des lettres à inciser et des opérateurs qui ont pu les effectuer. En effet, elles étaient réalisées par différentes personnes : les capitaines des navires à leur arrivée à Pomègue (île du Frioul, Marseille), les agents sanitaires des bureaux de santé, les agents sanitaires des navires stationnaires (par exemple à l’embouchure de l’Adour ou dans certains estuaires comme celui de la Gironde). Curieusement, en France, au moment de l’épidémie de fièvre jaune de Barcelone (1821) ou au moment de la deuxième pandémie cholérique (1826-1841) il fut demandé à l’administration des postes de désinfecter les lettres ! Nous pensons que ces injonctions restèrent, si l’on peut dire, « lettre morte ». Les facteurs n’étaient ni éduqués, ni surtout équipés, pour servir d’agents sanitaires !
Alors que cette pratique était fréquente dans plusieurs lazarets autrichiens par exemple à Rothenturn[7] ou à Semlin[8], ou à Trieste, Marseille utilisa pendant très peu de temps un objet appelé « rastel » (étymologiquement : râteau)[9] capable d’effectuer des multiples trous dans les lettres (angl. : punch holes). On pensait que ces trous faciliteraient la pénétration du parfum ou du chlore dans ces lettres placées dans la « chambre à parfum ». Mis à part Marseille ou deux rastels furent utilisés entre octobre 1831 et mars 1833, seul le bureau de santé de La Ciotat a employé un rastel : une seule lettre est connue, associée au cachet « PURIFIÉE / A LACIOTAT »[10].
Ouverture et recachetage
Une technique utilisée dans plusieurs lazarets italiens, en particulier à Livourne, consistait à désinfecter les lettres à l’extérieur et à l’intérieur. Les plis étaient délicatement ouverts en faisant une incision de part et d’autre du cachet central ou de l’hostie de fermeture que l’opérateur faisait ensuite sauter à l’aide d’une spatule. Dans l’exemple de Livourne, la lettre était ensuite purifiée le plus souvent à la flamme, intérieurement et extérieurement, puis recachetée à l’aide d’un cachet de cire administratif portant les mots « LAZZERETTO DI SAN ROCCO » associé l’un des divers cachets de désinfection de ce lazaret. Ces lettres sont spectaculaires.
Un autre exemple est fourni par le lazaret de Malte où, après l’ouverture de la lettre et sa désinfection par le chlore qui ne laissait pas de traces, celle-ci était refermée par le cachet de cire « OPENED & RESEALED / LAZZARETTO OF MALTA ». Au lieu d’être enduit de cire, ce cachet a été exceptionnellement encré (figures 12 A, B, C, D).
En France, à Marseille, nous connaissons quelques rares exemples de cette technique où le cachet de fermeture est « ADMINISTRATION DE MARSEILLE / SANTÉ PUBLIQUE ». Les mots « SANTE PUBLIQUE », placés au centre, surmontent un serpent entourant une branche.
Mentions manuscrites
Les mentions manuscrites de désinfection ou associées à la désinfection sont très peu courantes en France, par contraste avec l’Italie où elles furent plus utilisées à l’exemple de « Netto di Fuora / E Netto di Dentro ». En France nous avons répertorié un peu plus d’une vingtaine de mentions manuscrites sur les lettres désinfectées. Nous avons pu rattacher la mention « Décachetée au lazaret le bâtiment étant infecté de peste » (Carnévalé, 1960, page 56) à un navire français – L’Heureuse Marie, capitaine Audibert – arrivé à Marseille le 29 mai 1825 en provenance d’Alexandrie (figure 13)[11].
D’autres mentions comme « Purifiée » inscrite à la plume dans le cachet administratif ovale « COMMISSION SANITAIRE D’AGDE » sont exceptionnelles, sinon uniques[12]. Il existe aussi quelques mentions manuscrites pendant la grande peste (1720-1722), en particulier « Purifié de Peste » et « Purifié à Toulon » (peste de Toulon).
Cachets de désinfection
Globalement, les cachets de désinfection sont rares avant 1830. À partir de 1731, on trouve des sceaux de cire rouge au lazaret de Semlin face à Belgrade portant l’indication « Sigill (um) Consil (um) Sanitatis) (littéralement, Sceau de la Santé de Semlin) orné d’un aigle bicéphale.
Les première griffes françaises apparaissent à Marseille (1814) et un peu avant, en 1813 dans les départements conquis à Gênes (département conquis n° 87 « Gênes ») et à Livourne (département conquis n° 113 « La Méditerranée »). L’apogée des griffes de désinfection se situera entre 1830-1850, période où la menace principale fut le choléra[13]. Après 1830 les griffes de désinfection se multiplièrent dans tous les pays, particulièrement abondantes dans les États italiens. Le lecteur est renvoyé aux références citées à la fin de cet article. Après 1850 les griffes de désinfection se raréfièrent car la désinfection du courrier tomba en désuétude. Avec « Purifiée à Marseille », la griffe « Purifié à Toulon » est l’une des plus connues (figure 14).
Texte des lettres
La lecture du texte d’une lettre désinfectée est indispensable à son interprétation. En fonction de la date et de la provenance de la lettre il est le plus souvent facile de savoir si la ville, la région ou le pays d’origine est en proie à une épidémie. D’ailleurs, dans le texte, l’expéditeur parle souvent du « mal contagieux » qui frappe la région d’où il écrit. Ailleurs, l’expéditeur (le patron du bateau en général) indique son arrivée au port, les incidents survenus pendant une traversée (décès, maladies, fièvres) : il est alors facile de comprendre que son navire ne sera pas admis en libre pratique mais devra purger une quarantaine. D’ailleurs, lui-même sait souvent quelle sera sa durée qu’il discute souvent, mais en vain ! Parfois, lorsque le pli ne comporte pas de texte, il faudra regarder les rabats : les destinataires avaient l’habitude d’inscrire la date et le lieu de l’envoi, le nom du correspondant, la date de réception et souvent la date de la réponse. Tous ces éléments doivent être minutieusement recherchés. Plusieurs exemples sont donnés dans les légendes des figures (figures 6 et 7)
Conclusion
L’étude et la collection des lettres purifiées sont passionnantes et riches d’enseignements. L’amateur pourra constituer une collection générale, indispensable pour acquérir une base solide. Il pourra aussi, ensuite, réunir une collection de pays (France, Malte, États-Unis par exemples), de plusieurs régions (ports du littoral Méditerranéen), d’un grand port (Marseille, Toulon, Gênes, Livourne), d’une provenance (Le Levant), etc. Par ailleurs, la collection des lettres désinfectées est indissociable de celle des règlements sanitaires (lois et édits), des billets et des patentes de santé, des cartes postales qui montrent les lieux où se trouvaient les bureaux de Santé ou même les lazarets qui ont été conservés et souvent réhabilités, constituant souvent des belles œuvres architecturales (figures 15 et 16). La prochaine étape de cette étude sur la « veille sanitaire » pourrait concerner les billets et patentes de santé ou, également, les cartes postales. Affaire à suivre !
À l’attention des lecteurs : toutes les remarques et compléments d’information sont les bienvenus.
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