Par les Prs Henri Lôo* et Jean-Pierre Olié**

Le pouvoir, et la responsabilité, de la télévision

Publié le 24/03/2010
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JEUDI DERNIER, pendant la Semaine de la santé mentale, « Envoyé spécial », magazine d’information du service public de télévision a consacré une « enquête » à la dépression. Il s’agissait une fois encore d’une émission à charge sur les antidépresseurs, l’industrie pharmaceutique et les médecins supposés complices. Même les patients n’étaient pas épargnés puisqu’assimilés à ceux qui suivaient les prescriptions des médecins… de Molière. Passons sur les contre-vérités au premier rang desquelles l’idée selon laquelle les troubles dépressifs seraient aussi bien soulagés par un placebo qu’un antidépresseur !

Qu’il aurait été intéressant que le journaliste, plein de zèle pour « démontrer » qu’il ne faut pas prendre d’antidépresseur aide les téléspectateurs à comprendre quelques données du problème.

1) Le diagnostic de maladie dépressive est clinique avec les risques d’erreur que cela comporte puisqu’aucun examen biologique n’aide à valider ou invalider ce diagnostic.

2)Les critères diagnostiques actuels qu’ils viennent de l’OMS (CIM-10), de l’Association américaine de psychiatrie (DSM) ou d’ailleurs ne sont que des aides à la classification des résultats d’enquêtes épidémiologiques ou de programmes de recherches. Le diagnostic de dépression nécessite une intelligence clinique infiniment plus subtile que ces critères. L’intelligence clinique est l’évaluation de l’intensité de la souffrance et de ses répercussions sur les capacités du sujet à assumer ses obligations quotidiennes.

3) On ne meurt plus de neurasthénie ou de cachexie secondaire à une perte d’appétit voire un refus d’aliments d’origine dépressive : ceci depuis l’avènement des médicaments antidépresseurs :

4) Les antidépresseurs ne sont efficaces que dans les états dépressifs pathologiques, bien différents des ordinaires états d’âme ou coups de blues. Et leur efficacité est d’autant plus évidente que l’intensité dépressive est forte. Dans les états dépressifs caractérisés et/ou sévères, l’antidépresseur se révèle régulièrement supérieur au placebo : pourquoi ne pas donner cette information ?

Éduquer prescripteurs et usagers.

Il est vrai que beaucoup d’essais thérapeutiques échouent à différencier placebo et médicament antidépresseur, surtout aux États-Unis : cela ne révèle rien de plus qu’une mauvaise application des critères diagnostiques du DSM sans la nécessaire perspicacité clinique.

Il est aussi vrai que toutes les enquêtes constatent qu’une minorité de malades déprimés sont traités par antidépresseur comme ils devraient l’être. Ceci souligne l’importance d’une éducation des prescripteurs et des usagers en sorte que les antidépresseurs soient utilisés quand ils doivent l’être et non point dans d’autres situations où ils ne seront d’aucun bénéfice.

La télévision publique a pris la responsabilité de n’être d’aucune pertinence et donc d’aucune aide pour les 6 % de Français souffrant aujourd’hui de maladie dépressive. Pis encore, on doit craindre que le pouvoir de la télévision ne détourne du soin certains malades. Question éthique bien plus grave que celle des conflits d’intérêts soulignée par le reportage. Envoyé Spécial devrait vite construire un sujet sur : « Suicide, preuve du libre arbitre » ! Ceci en réaffirmant que la médecine du XXI e siècle n’apporte rien de nouveau que Molière n’ait connu, que le Diable existe (l’industrie du médicament) et qu’il a toujours des suppôts (les médecins). Les 10 000 morts par suicide chaque année en France sont presque exclusivement dus à des états dépressifs non traités. Une telle forme de journalisme ne doit pas impunément continuer ses malfaisances On sait le pouvoir de la télévision. Tout pouvoir est tôt ou tard évalué et jugé ; y compris celui de la télévision publique traitant de sujets aussi graves que la maladie, ses complications et du bon usage de ses traitements.

* Consultanat à l’hôpital Sainte-Anne (Paris), professeur émérite à la faculté de médecine Paris-Descartes, membre de l’Académie de médecine.

** Chef de service hôpital Sainte-Anne, professeur de psychiatrie à la faculté Paris-Descartes.

H.L. et J.-P. O.

Source : Le Quotidien du Médecin: 8736