L'humain et sa suite

Publié le 30/03/2003
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La santé en librairie

Alors qu'elle vient de faire plusieurs pas décisifs - et peut-être à cause de cela - sur la voie de la maîtrise technique du vivant, la science fait peur, et ses succès ne sont pas « unanimement célébrés comme autant de progrès illustrant l'intelligence et l'ingéniosité de l'être humain », souligne le philosophe Dominique Lecourt (« Humain posthumain »).

De nombreux intellectuels prônent un « catastrophisme éclairé », nous promettent l'avènement d'une « posthumanité » issue du progrès de la technique (de l'intelligence artificielle à la vie artificielle) qui n'aurait plus rien d'humain. Les cinéastes nous en font l'illustration quotidienne en multipliant les films de science-fiction d'épouvante, tandis que les médias relaient ces peurs avec une délectation plus ou moins affichée.
Dominique Lecourt souhaite en finir avec ces vaticinations sinistres et se propose dans son dernier essai de faire « apparaître les véritables motifs du malaise qu'éprouve la civilisation occidentale devant les biotechnologies ». Deux camps paraissent s'opposer, les « biocatastrophistes » (la fin du monde est imminente) et les « technoprophètes » (la technique nous promet le salut et le bonheur). Les premiers répondent en fait au scientisme hyperbolique des seconds, et leur repli sur une « loi naturelle réputée, en fait, surnaturelle » est source de frilosité et de repli puritaniste. L'actualité semble en effet bien confirmer cette hypothèse. Malgré les apparences, la tonalité du discours des technoprophètes est également gnostique, nous dit D. Lecourt, et la nature théologique de ce projet remonte à plusieurs siècles en Occident. Les idéologies des biocatastrophistes comme des technoprophètes participeraient du même aveuglement et seraient aussi dogmatiques l'une que l'autre.

La voie de la technosagesse

Deux risques majeurs guettent la bioéthique moderne : « Virer au prêchi-prêcha transcendantal ou à la simple censure. » Comment échapper à cet avenir sinistre ? Par la résistance philosophique, dit-il. Cette discipline possède les ressources nécessaires pour inventer une autre conception de l'humanité, pour aider l'homme à trouver les conditions et les moyens d'entretenir des relations d'amitié et d'amour. La conception de l'individu humain n'est pas une donnée de la science, mais une donnée philosophique, dont le contenu et le statut sont révisables. « Au lieu de considérer l'éthique comme une doctrine, au demeurant introuvable, voyons-y un champ d'explorations ! », suggère D. Lecourt.
La robotique ne laisse personne indifférent. Comme D. Lecourt, A. Varenne évoque la folie de Théodore Kaczynski, ce mathématicien américain dit Unabomber, technophobe après avoir été technophile, qui avait semé la terreur aux Etats-Unis entre 1978 et 1995 en envoyant des colis piégés aux scientifiques et ingénieurs en informatique, ainsi que l'optimisme de R. Kurzweil (informaticien américain) et les scrupules de Bill Joy (inventeur du langage de programmation Java). Le mot robot a été inventé par un écrivain tchèque, Karel Capek, en 1921, pour sa pièce « les Robots universels de Rossum », d'après le mot tchèque robota, signifiant travail forcé. Dans cette œuvre prophétique, les robots finissent par tuer les hommes qui les ont inventés, raconte André Varenne. Moins de cent ans après, les nanorobots sont de plus en plus réels. « Ces animaux modernes sont-ils nos amis, nos héritiers ou nos fossoyeurs ? L'homme va-t-il leur abandonner son avenir ? », s'interroge-t-il.

Développer l'esprit critique

Inventons d'autres voies que la rébellion brutale ou la soumission à la technique, développons des mécanismes régulateurs et des contre-pouvoirs pour profiter des bienfaits, tout en maîtrisant les risques de la robotique et des nanotechnologies. Pour cela, l'esprit critique de l'opinion publique doit cesser d'être anesthésié par la déification permanente de la science avant qu'il ne soit trop tard, dit ce médecin féru d'innovations technologiques.
Se donner les moyens de résister au dogmatisme scientifique et médical, c'est ce que nous propose aussi à sa façon Michel Schiff, ancien chercheur au CNRS. « Comme d'autres entreprises humaines, la science peut être à la fois un instrument de libération et un instrument d'aliénation ou d'oppression », explique-t-il. S'agissant de connaissance, les scientifiques confondent trop souvent les modèles qu'ils ont de la réalité et cette réalité elle-même, explique ce démystificateur de science qui souhaite lutter contre la pensée unique en science comme ailleurs et plaide pour une lecture critique de la vérité scientifique. A travers l'exemple de la recherche sur le cancer qui concentre à la fois enjeux de pouvoir, financiers et angoisses de mort, l'auteur analyse de manière percutante la tendance à l'institutionnalisation de la vérité, aux demi-mensonges et demi-vérités qui cachent la stagnation de la mortalité due à cette maladie. Il ne s'agit pas pour l'auteur de critiquer pour critiquer, mais de montrer en quoi les œillères de la science freinent la recherche, en quoi la liberté est un facteur de progrès et non un obstacle, en quoi la pluralité de pensée est novatrice, comment la collusion croissante entre les pouvoirs financiers et les scientifiques appauvrit paradoxalement la recherche. Il est possible d'avoir une saine méfiance vis-à-vis des experts scientifiques et médicaux, selon Michel Schiff, « une méfiance qui ne soit pas de type populiste ou démagogique ("tous pourris !") ».

« Humain posthumain », de Dominique Lecourt, Puf/Science, histoire et société, 160 pages, 12 euros.
« Le Défi des robots pensants », d'André Varenne, L'Harmattan, 236 pages, 20 euros.
« La Science aveugle », de Michel Schiff, Editions Sang de la terre, 192 pages, 16 euros.

Dr Caroline MARTINEAU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7305