Entretien avec Jean-Pierre Dupuy*

Pourquoi il ne faut pas confiner seulement les vieux

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Publié le 12/08/2021

Ancien élève de l'Ecole Polytechnique, Jean-Pierre Dupuy traverse les frontières avec une belle aisance. Cet ingénieur des mines a enseigné la philosophie politique et l'éthique des sciences. Ce citoyen du monde a longtemps vécu au Brésil et aux Etats-Unis avec pour ambition de décloisonner le savoir. Illustration.

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Quelle est l’étymologie du mot épidémie ?

C’est toujours difficile de retrouver l’origine. Mais dans Thucydide, on en trouve peut-être une première occurrence avec epid, qui signifie au-dessus, comme dans épiderme, au-dessus du derme, épitaphe, au-dessus de la tombe. Quant à démos, c’est bien sur le peuple. Épidémie se traduit donc comme au-dessus du peuple. Les Grecs ignoraient le concept de contagion. Mais ils avaient établi une corrélation entre l’augmentation des cas de la maladie et la survenue de grands rassemblements. Ils en avaient conclu que le responsable devait siéger dans les miasmes de l’air, au-dessus des individus. D’où le mot épidémie. Ils avaient trouvé la parade, la même que la nôtre, à savoir fuir le groupe. Toutefois, selon les Grecs il n’y avait pas de hasard, simplement la manifestation de la vengeance des dieux exécutée par la déesse Némésis. Le mot n’est donc plus adapté à nos connaissances scientifiques, à savoir un virus qui circule de personne à personne.

En juillet dernier, vous pointiez déjà la proposition de Christian Grolier, directeur de l’école d’économie de Toulouse qui suggérait de confiner les vieux et de déconfiner les jeunes. La proposition a depuis été reprise par des médecins dont Jean-François Delfraissy.

C’est une idée partagée par des gens très différents, d’un côté des économistes libéraux, et de l’autre donc des médecins. Mais cette campagne trouve son origine dans la déclaration de Great Barrington, du nom d’une petite ville du Massachusetts qui abrite l’American Institute for Economic, haut-lieu du libertarisme américain, proche de l’extrême droite. Elle a été reprise par le Dr Scott Atlas, conseiller de l’ancien président Donald Trump. Rappelons qu’elle est présentée comme une doctrine de solidarité entre générations.

Pourquoi je m’y oppose avec une grande force ? Ce n’est pas parce que je serai juge et partie ! Cela dit ma vie comme philosophe aura été pour une grande part confinée. Mais au-delà de l’argument moral, ignoble, limitons-nous à l’argument technique. La diffusion du virus est assurée par des plaques tournantes, des hubs. C’est la théorie des petits mondes. La diffusion est moins liée à la nature des individus qu’à des événements où sont rassemblées un grand nombre de personnes. Or ce ne sont pas les vieux qui se regroupent mais bien les jeunes. C’est très difficile de rappeler cette évidence en public. D’autant que je n’ai aucune envie de faire la guerre aux jeunes. Enfin, avançons un dernier argument d’ordre éthique. Si un individu renonce à me faire du mal, suis-je pour autant en dette vis-à-vis de lui ? La réponse est non bien sûr même si cela est au prix de la restriction de sa liberté. De même serais-je en dette si seulement les jeunes respectent les gestes barrière ?

Vous vous opposez également au principe du tri en médecine. Pourtant, c’est une pratique défendue par les médecins humanitaires, notamment dans les situations de catastrophe.

Les politiques se répandent dans les médias pour rappeler comment il faut tout faire pour éviter le triage des malades. J’ai enseigné pendant quarante ans entre autres la philosophie dite morale. On distingue l’utilitarisme en nombre d’années de vies, la théorie de la justice. Pour autant ces théories et bien d’autres se révèlent impuissantes. Je m’en sors, et ce n’est pas une astuce avec la parabole de la multiplication des pains dans les Évangiles. Il y a là une grande sagesse qui révèle en fait comment la rareté est une construction sociale. Tous ceux qui reconnaissent avoir pratiqué ce triage se réfèrent à une forme de conséquentialisme. La règle est d’agir de telle sorte que l’on contribue par son action à la maximalisation par exemple de l’utilité, du plaisir ou du bonheur général. C’est en fait une doctrine sacrificielle. Elle conduit à justifier le sacrifice de certains pour le plus grand bien de tous. Or John Rawls commence son ouvrage Théorie de la justice en rappelant comment la justice interdit de sacrifier les libertés, la vie de certains pour le plus grand profit de tous. Je mets en cause non seulement le principe du tri mais aussi sa justification par une doctrine sacrificielle. Tout rapport avec une doctrine générale surtout si elle est issue du conséquentialisme se révèle inacceptable.

Vous plaidez plutôt pour le hasard et la complexité. Quelle en est la définition ?

Selon John von Neumann en 1948, « est complexe ce qui est capable de complexification ». Cette définition peut donner l’impression du serpent qui se mord la queue. Cette figure pour les anciens jusqu’au Moyen-Âge chrétien représente en fait l’idée de la création et le contraire du cercle vicieux. Tout cela, en lien avec la cybernétique reporte à l’idée du feed-back positif, à l’origine d’un grand nombre de phénomènes comme les réactions explosives ou atomiques ou la circulation des virus. Le plus engendre le plus. Mais ce serpent qui se mord la queue n’est pas seulement la cause de processus explosifs, il peut aussi créer des formes nouvelles. C’est une découverte extraordinaire qui date juste de l’après-guerre, contemporaine de la grande époque de la cybernétique.

Cette définition de la complexité répond au développement de l’intelligence artificielle et du deep-learning.

Absolument. Mais il faut retracer ici l’histoire de l’intelligence artificielle. Le point de départ peut être fixé à 1954. Le concept de base reposait sur la possibilité de réaliser par une machine des raisonnements humains. Mais un autre principe avait été envisagé dès 1943. Warren Mc Culloch, un neuropsychiatre américain, avait inventé le concept de réseau de neurones formels. Ici, il ne s’agissait pas de simuler les raisonnements d’un être humain mais de laisser agir la dynamique d’un réseau. Qu’est-ce un neurone formel ? C’est un nœud, microcalculateur, qui produit zéro ou un suivant la somme pondérée des zéros ou uns qui arrivent des autres calculateurs. C’est donc un calcul parfaitement aveugle. Un tel réseau s’avère capable de simuler, sans que l’on connaisse son mode de fonctionnement, les raisonnements humains. On laisse produire à l’aveugle des processus. On s’aperçoit que ces machines sont capables d’apprendre. Ces réseaux de neurones formels au départ n’ont pas été pris au sérieux. L’intelligence artificielle d’aujourd’hui repose en fait sur les propriétés des neurones formels. Signalons au passage que Yann Le Cun, l’un des grands promoteurs de l’IA a été un de mes anciens élèves.

Soulevons toutefois un paradoxe. Vous défendez la médecine dans votre ouvrage en réponse à tous ceux qui ont protesté contre le pouvoir médical pendant cette pandémie. Pour autant vous avez été l’introducteur en France d’Ivan Illich, qui s’élevait dans les années soixante-dix contre la médicalisation de la société.

J’admets que j’ai changé. J’ai entièrement écrit les chapitres III et IV de l’édition française intitulé Némésis médicale. Signalons toutefois qu’Ivan Illich avait mis sa pensée en accord avec ses actes. Il avait refusé toute prise en charge médicale alors qu’il présentait un cancer visible de la parotide. En ce qui me concerne, je survis grâce à la médecine à la suite entre autres d’un AVC, d’un infarctus et d’un double pontage coronarien. L’idée de contre-productivité sociale, la médecine est l’alibi d’une société pathogène, demeure pertinente. En revanche, je ne reprendrai plus les idées qui relevaient de ce que nous avions appelé la contre-productivité structurelle : quoi que l’on fasse, on est condamné à la mort, à la maladie. Mon double pontage a été une expérience extraordinaire. La nuit qui a précédé l’opération, j’étais très serein. J’ai revécu ma vie et je me suis dit, cela a été une belle vie. Je n’ai plus envie de présenter la médecine comme un biopouvoir. Oui j’ai changé !

 

 

* Son dernier livre : La Catastrophe ou la vie, pensées par temps de pandémie, éditions Seuil, 276 p., 20 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr