Article réservé aux abonnés
Dossier

Consultation

Comment la prise de rendez-vous en ligne a modélisé la pratique

Par Stéphane Lancelot - Publié le 17/05/2019
Comment la prise de rendez-vous en ligne a modélisé la pratique

ordi
GARO/PHANIE

La prise de rendez-vous médicaux en ligne est en plein essor. De plus en plus de patients utilisent les services de quelques dizaines d'opérateurs sur le marché pour retenir un créneau de consultation. Les praticiens sont aussi chaque jour plus nombreux à privilégier cet outil pour gérer leur agenda. S'il permet de lutter contre les lapins, ce nouveau mode d'organisation a considérablement restreint la place des consultations libres. Le Généraliste fait le point.

Prendre rendez-vous chez un médecin en ligne est désormais simple comme bonjour. Ces dernières années, une pléthore de sociétés s’est lancée sur le secteur (lire p. 10). Pour certains patients, recourir à ces sites est devenu un réflexe. En début d'année, la levée de 150 millions d'euros de Doctolib, leader du marché, est venue confirmer cette tendance.

Si aucun chiffre officiel n’est disponible au niveau national, une étude de l’URPS Île-de-France publiée en mars 2019 illustre la montée en puissance de ces opérateurs. Deux tiers des praticiens franciliens (66  %) ont déjà eu recours à un site de prise de rendez-vous en ligne. Parmi les autres, 21  % sont susceptibles de franchir le pas dans un avenir proche. Ces chiffres ne valent pas pour toute la France. « En province, moins de 9 % des généralistes proposeraient leurs rendez-vous sur Internet », soulignait fin mars Thomas David, directeur général de 118 218, au moment de lancer la plateforme Dispo.fr, qui cible principalement les médecins ruraux pour se développer.

Le gouvernement table sur ce mode d'organisation en plein essor. Lors de la présentation de son plan santé en septembre dernier, Agnès Buzyn annonçait la création d’un espace numérique d'ici à 2022. « Tous les Francais auront un “carnet de santé” numérique, rassemblant le carnet de vaccination, le DMP et l’accès a une prise de rendez-vous électronique », confiait la ministre de la Santé dans nos colonnes. Cet espace doit permettre à l’usager d’identifier l’offre de soins aux alentours et de prendre rendez-vous directement en ligne. 

Cette évolution séduit, notamment la nouvelle génération, à en croire le Dr Yannick Schmitt, président du syndicat de jeunes médecins et remplaçants ReAGJIR (partenaire de Doctolib, NDLR) : « On a dû atteindre 90  % de recours chez les jeunes. Tous les confrères autour de moi utilisent ce type de plateformes ! » Un ressenti partagé par le Dr Marcel Garrigou-Grandchamp de la FMF, cofondateur de Medunion, solution élaborée par les médecins de l’URPS d'Auvergne-Rhône-Alpes. « Les confrères qui démarrent leur carrière utilisent beaucoup ces sites, estime-t-il. C’est un secteur en forte progression ! » Depuis le rachat en 2018 de Mon Docteur, son principal concurrent, Doctolib revendique 80 000 utilisateurs dont 60  % de médecins. Nombre de leurs concurrents ne référencent que quelques centaines de professionnels, relève l’association de patients France Assos Santé.

Un moyen de développer sa patientèle

Gains de temps et économies d’argent à la clé, pour les médecins, les avantages sont nombreux. Ces services permettent une meilleure gestion de l’agenda, une diminution des rendez-vous non honorés grâce à des mails ou SMS de rappel, ou encore une baisse du volume d’appels téléphoniques amenant certains à se passer de secrétaire.

Si les implications sur le contenu de la consultation sont pour l'instant limitées, le Dr Yannick Schmitt imagine que « demain, en fonction du motif de consultation, le médecin pourra adresser un questionnaire ou des fiches de surveillance tensionnelle sur trois jours, à remplir en amont. Cela pourrait nous faire gagner du temps. »

Un jeune médecin peut également se faire connaître dès les premières semaines d’activité et étendre sa patientèle grâce à ces plateformes. À la retraite depuis peu, le Dr Garrigou-Granchamp a ainsi encouragé son successeur à y recourir. « Cela rassure, donne de la visibilité », confirme le Dr Yannick Schmitt. Mais un avantage pour un jeune médecin peut représenter un inconvénient pour ses aînés. « Dès que vous êtes sur ces plateformes, vous devenez quasiment indisponible car les patients peuvent réserver longtemps à l’avance », explique le Dr Bertrand Legrand, généraliste à Tourcoing et fondateur de Vitodoc, un site proposant des créneaux horaires pour des soins non programmés. Le praticien estime aussi que les jeunes « passent à côté du suivi au long cours, essentiel en médecine générale », en misant sur ces espaces plutôt que sur la fidélisation par la réponse aux besoins des patients.

Disparition des “consultations libres

Car si ces plateformes aident à réguler la patientèle d’un médecin seul, elles entraînent selon le Dr Legrand un désengagement de la médecine générale des consultations libres. Les médecins sont tentés de privilégier les rendez-vous, sur lesquels « ces sociétés ont mis le paquet, sans rien faire pour les soins non programmés. Elles ont fait fuir des médecins qui assuraient des consultations libres », estime le praticien.

« En médecine générale, beaucoup de patients ont besoin de nous voir rapidement, dans la journée », souligne le Dr Garrigou-Granchamp. Or, trouver un rendez-vous rapide en ligne n’est pas garanti. Et les praticiens recevant sans rendez-vous tendent à disparaître des résultats de recherche sur Internet, selon le Dr Legrand. Aujourd’hui, « ils ne sont connus que dans leur quartier », regrette le fondateur de Vitodoc. Les patients âgés, généralement peu familiers des nouvelles technologies, sont également exclus par ces systèmes, relève le Dr Garrigou-Granchamp.

Selon le Dr Legrand, le glissement vers plus de rendez-vous risque également de déséquilibrer la profession en dirigeant les « actes faciles » vers les médecins inscrits sur ces plateformes et la « grosse médecine » vers les autres. « Aujourd’hui, le système tient au fait que chacun pratique des actes faciles pour compenser les longs », souligne le praticien.

La fin du parcours de soins ?

Le généraliste du Nord pointe également le risque « d’explosion du système du parcours de soins ». Ce que réfute l’URPS Île-de-France, qui a publié deux études de marché en 2017 et 2019 et rédigé une charte de bonne conduite pour les acteurs du secteur en 2018. « L’adressage en ligne éviterait les ruptures du parcours de soins de patients, qui sans cette facilité ne prendraient pas rendez-vous auprès du spécialiste, malgré le conseil du généraliste », affirme l’union. Thibault Lanthier, fondateur de Mon Docteur (depuis absorbé par Doctolib) abonde en ce sens : « Le patient ne se perd plus. Auparavant, certains sortaient du parcours faute de temps, ou oubliaient de prendre rendez-vous chez le spécialiste », expliquait-il dans nos colonnes l’an passé. La plus récente enquête de l’URPS Île-de-France révèle quant à elle que 82  % des patients franciliens choisissent en priorité un médecin généraliste connu lors de leur prise de rendez-vous.

Si elles constituent un important carrefour dans l'organisation de l'exercice des médecins, les prises de rendez-vous en ligne posent de nouvelles questions sur l’exploitation des données privées. Le Dr Garrigou-Granchamp estime ainsi que les acteurs « n’ont pas encore fait le tour de la légalité de ces dispositifs », notamment au sujet des rappels de rendez-vous envoyés aux patients par mail ou SMS, qui peuvent contenir des informations sur les motifs de consultation et ne sont donc pas sécurisés. « Dis-moi qui te soigne, je te dirai ce que tu as », a coutume de dire le Dr Garrigou-Grandchamp. Les élus de l’URPS Île-de-France appellent quant à eux à la vigilance sur l'historisation post-RDV des motifs de consultation renseignés par les patients sur les plateformes.

L’entrée en vigueur depuis 2018 du règlement européen de protection des données (RGPD) constitue néanmoins une solide garantie, selon France Assos Santé, puisque les données ne peuvent théoriquement pas faire l’objet d’une utilisation commerciale sans avoir recueilli le consentement éclairé des usagers.

L’avis des médecins sur legeneraliste.fr

On a l'impression que ces « services » deviennent un passage obligé. Le médecin n'aura donc plus le choix de donner un rendez-vous à qui il veut et dans les délais qu'il juge adaptés. Moi, j'aime bien avoir les gens au téléphone afin de savoir de quoi il retourne et à qui j'ai à faire. Si j'ai un malpoli, il n'aura pas de rendez-vous, alors qu'avec ces « services » n'importe qui peut s'inviter chez nous et nous deviendrons de vrais petits larbins ! Dr Bruno D

Une fois de plus : je constate un parasite de plus, qui s'est satellisé autour du médecin ! Autrement dit : tout le monde se fait un fric fou, grâce à nous. Tandis que nous, on continue à tirer la langue avec nos minables 25 euros. En quelque sorte : l'acteur principal gagne moins que les figurants… Dr Antoine S

Je travaille sans rendez-vous depuis toujours. Et je ne me sens pénalisé en rien… Je ne sais ce que je vais faire le lendemain : j'ai une totale liberté d'esprit ! Et je ne m'embarrasse pas avec ces histoires de rendez-vous. Bien sûr, je ne réponds pas à l'angoisse existentielle de tous mes collègues qui aiment se projeter dans l'avenir avec leurs carnets de rendez-vous plein. Et en plus je réponds de façon idéale aux vœux actuels d'accès aux soins et tutti quanti… Qui dit mieux ? Dr Jean-Marie G

Dossier réalisé par Stéphane Lancelot