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Dossier

Ces médecins qui sont aussi francs-maçons

Confrères... et frères à la fois

Publié le 31/01/2014
Confrères... et frères à la fois


GODONG / BSIP

Faut-il emprunter les allées du pouvoir pour croiser les initiés ? Pas si sûr... Un franc-maçon pourrait se trouver dans le cabinet d’à côté. Alors que le débat reste vif sur les questions de société, la question de l’influence des loges intrigue. Notre dossier lève le voile sur ces blouses blanches qui ont revêtu le tablier. Ancien grand maître du Grand Orient, le Dr Guy Arcizet revient sur leur influence réelle et supposée. Et dix généralistes de différentes obédiences ont accepté de témoigner sur leur engagement... de médecin et de franc-maçon !

Quand le Dr Philippe Mocquard quitte son cabinet de la ville de Fécamp, nichée au creux de hautes falaises de craie, sa journée n’est pas encore terminée. Deux fois par mois, il se rend à ce qu’on appelle, dans la franc-maçonnerie, une « tenue ». Il s’agit d’une réunion à huis clos où, à tour de rôle, chacun prend la parole selon un rituel codifié. Les « tenues » ont lieu plutôt le soir.

À cette occasion, les initiés revêtent leurs tabliers ornés de symboles maçonniques et enfilent leurs gants blancs brodés d’une équerre et d’un compas. Généraliste depuis plus de 30 ans et maçon depuis un quart de siècle, c’est sans doute la vivacité d’esprit de ce sexagénaire qui l’a poussé, à la fin des années 1980, à frapper à la porte du Grand Orient de France (GODF), principale obédience maçonnique française qui regroupe à ce jour pas moins de 50 000 frères… Et sœurs. Parce que depuis 2010 l’obédience s’est ouverte aux femmes.

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C’était lors du mandat de Guy Arcizet. Élu grand maître, cet autre généraliste franc-maçon – dont le visage détendu respire la sérénité et les yeux, légèrement plissés, la sagesse d’un Bouddha – voulait un Grand Orient plus ouvert, plus social. Homme de terrain, Guy Arcizet a fait toute sa carrière en Seine-Saint-Denis (lire son portrait). Un département qu’il a choisi de ne pas quitter, même une fois à la retraite, et auquel il doit son intérêt pour les questions sociales et de société qu’il a toujours placé au centre de son engagement maçonnique.

Par proximité, par choix ou par... hasard

Mais avant d’en arriver, comme lui, au sommet du triangle maçonnique, comment devient-on franc-maçon ? On le devient souvent par proximité, parfois par choix ou par hasard. « Même si on peut, comme on le dit, frapper à la porte du temple, être présenté par un frère ou une sœur est la méthode la plus courante », explique le Dr D., 70 ans, Francilien à la retraite depuis 2008.

Pour lui, ça s’est passé avant son installation en libéral. « Mon oncle, que j’admirais, l’était, ça m’a fortement marqué », raconte-t-il. Après avoir « fait 68 », le Dr D. a été « présenté » par sa cousine et il a été « initié », en 1973, au Grand Orient lors d’une cérémonie appelée « passage sous le bandeau ». Les yeux bandés, le profane répond aux questions des maçons, destinées à s’assurer de la sincérité de sa démarche. Dès lors, les relations sont régies par un principe de fraternité et les maçons s’appellent alors frère ou sœur.

La relation confraternelle qui unit le Dr P., 47 ans, à son, pour ainsi dire, « parrain » est spéciale. Parce que ce dernier est le vénérable maître de sa loge, mais surtout parce qu’il est, lui aussi, médecin généraliste. « Partager le même métier nous rapproche », raconte le Dr L., 61 ans, qui a été un temps son professeur à l’université de médecine avant de devenir son frère au sein de la « Grande loge des cultures et de la spiritualité ». Ensemble, les deux Avignonnais travaillent sur les symboles et les questions philosophiques.

Mais aussi, ensemble, « il nous arrive de soigner les bobos de nos frères et sœurs ! », raconte le Dr P. en esquissant un sourire. « Les médecins ont une tendance humaniste et altruiste qu’on essaye de prolonger par d’autres formes, la franc-maçonnerie en fait partie. »

Le silence apprend à écouter

 

"La personne qui rentre, le franc-maçon la reçoit le médecin la prend en charge"

Si le fait de partager le même métier aide à tisser des liens forts entre confrères à l’intérieur de la loge, au cabinet, la réflexion maçonnique déteint, parfois, sur la pratique médicale.« La personne qui rentre, le franc-maçon la reçoit, le médecin la prend en charge », résume, en une phrase, un autre généraliste, le Dr T., un Breton de 54 ans, installé en cabinet de groupe du côté de Brest.

"Entre frères, on ne s’interrompt jamais, il n’y a pas d’altercations. Être franc-maçon, ça génère une autre façon d’écouter, d’interroger, de répondre, de toucher le patient"

Fraîchement initié, il est « apprenti » et donc contraint, de par son grade, au silence pendant un an. Ce qui ne semble pas le contrarier. Le silence forcé aurait même produit des effets positifs sur sa façon de consulter : « Avant, j’étais plus incisif dans l’interrogatoire. Le silence m’a appris à écouter, à prendre le temps de la réflexion au lieu de questionner d’emblée le patient ».

L’écoute est mise en exergue aussi, près de la cité des Papes, par le vénérable Dr L. : « Entre frères, on ne s’interrompt jamais, il n’y a pas d’altercations. Être franc-maçon, ça génère une autre façon d’écouter, d’interroger, de répondre, de toucher le patient ». Une influence de la franc-maçonnerie sur la vie de tous les jours qui se fait, dit-il, « par imbibition », façon de dire qu’on ne nait pas franc-maçon, mais qu’on le devient...

"Sans que nous en rendions compte, nous avons un rituel dans la consultation où chaque geste a une signification ». À ses yeux, c’est à chacun, ensuite, d’établir, avec son patient, une « relation verticale"

Cette importance de l’écoute mise en avant par les généralistes francs-maçons en fait-il de meilleurs médecins ? Pas si sûr, à en croire l’apprenti Dr T.: « Ce serait trop facile ! », rigole-t-il. Reste que la franc-maçonnerie, en tant qu’école de réflexion, pousse les médecins à s’interroger sur leurs pratiques. Au point que le Dr F., 58 ans, généraliste d’une petite commune savoyarde et conseiller de l’ordre du Grand Orient parle d’un véritable « rituel » de la consultation médicale : « Sans que nous en rendions compte, nous avons un rituel dans la consultation où chaque geste a une signification ». À ses yeux, c’est à chacun, ensuite, d’établir, avec son patient, une « relation verticale », où, muni de sa blouse blanche, le médecin « assène ». Ou bien, une « relation horizontale », où, ensemble, médecin et patient essayent d’arriver à une solution. « La franc-maçonnerie m’a aidé à faire la lumière entre ces deux approches », assure-t-il.

 "On parle plus facilement. Il y a comme une sympathie d’emblée. La fraternité fait sauter un verrou."

Même si aucun des généralistes interrogés ne parle de son engagement maçonnique avec ses patients, leur façon de faire peut, parfois, les désigner. La plupart d’entre eux affirment avoir été reconnus par des patients également francs-maçons ou, à l’inverse, en avoir débusqué parmi ceux-ci. Or, quand cette reconnaissance mutuelle s’opère, ça provoque une émotion toute particulière. « Ça m’a piqué au vif ! D’un coup, on n’était plus médecin et patient, on était deux frères ! », se souvient notre apprenti avignonnais qui a remarqué, il y a quelques mois, lors d’une visite à domicile, un document ésotérique affiché sur l’ordinateur de son patient.

Si le Dr Z., 40 ans, généraliste de campagne et jeune installé en Lorraine, n’a pas encore reconnu, au sein de sa patientèle, d’autres maçons, il lui est tout de même arrivé d’en croiser à l’extérieur du cabinet. « On parle plus facilement. Il y a comme une sympathie d’emblée. La fraternité fait sauter un verrou. »

De son côté, à Brest, le Dr T., qui a été reconnu par une de ses patientes, tient à rester professionnel : « On doit apprendre à garder une certaine distance, faire attention à ne pas tomber dans l’empathie. Certes, on parle peut-être un peu plus, mais ça ne change rien à la relation médecin-patient ».

Des hommes d’action

Hommes de réflexion, les médecins francs-maçons sont aussi des hommes d’action. Même si aucun des médecins que nous avons interrogés n’a eu de mandat syndical,

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ils sont parfois engagés dans la vie politique (pour la plupart d’entre eux à gauche), d’autres fois investis dans des causes humanitaires.

Le Dr F., conseiller de l’ordre du Grand Orient, rappelle que les francs-maçons, « même s’ils n’ont pas fait la loi », ont constitué des « groupes de pression maçonnique » qui ont inspiré, dans les années 1960-1970, la loi sur la contraception et celle sur l’avortement. Encore aujourd’hui, « le Grand Orient reçoit des ministres en exercice ainsi que les candidats aux élections présidentielles », explique-t-il. Et de rappeler que les francs-maçons ont été également « sollicités pour un avis par la mission Sicard (sur la fin de vie, ndlr) ».

On retrouve aussi parmi eux nombre d’élus locaux. Le Dr C., par exemple, est conseiller municipal (PS) d’une ville de la région Centre. Pour lui, alors que l’engagement politique est un « engagement actif », l’engagement maçonnique est plutôt d’ordre « spéculatif », « plus un travail sur soi » mais « il y a une cohérence, une synergie entre toutes ces casquettes ».

Le Dr Philippe Moquard n’est pas directement engagé en politique mais il partage sa vie avec une députée : « Chacun s’épanouit de son côté. Elle dans la politique, moi dans la franc-maçonnerie », dit-il.

Quant au Dr G., rhumatologue, aujourd’hui salarié d’un centre de santé au nord de Paris et militant antiraciste, il n’a pas hésité à « aller marcher pour Taubira » le 30 novembre dernier. La ministre de la Justice s’est d’ailleurs exprimée le 17 décembre à l’intérieur du temple de la rue Cadet à Paris lors d’une conférence publique qu’elle a tenu au Grand Orient sur le thème : « Crise des valeurs de la République ».

Le Dr D., lui, se définit de gauche, mais plutôt modéré : « Pour certains, je représente la gauche caviar, pour d’autres je suis un dangereux révolutionnaire ! », plaisante-t-il. Mais chez lui, l’humanisme franc-maçon prend surtout la forme d’un profond engagement humanitaire avec son association : la Chaîne d’Union Francophone. « J’étais persuadé que j’allais me planter », raconte cet ancien médecin de la Croix- Rouge. Lors de leurs missions caritatives en Afrique, les francs-maçons, qui vont sur place à leurs frais, apportent du matériel, leurs compétences et mettent en relation les personnes sur place : « On a servi de catalyseur, mais l’essentiel ce sont les Africains eux-mêmes qui l’ont fait ».

Dossier réalisé par Giulia Gandolfi