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Dossier

Exercice

Délégations de tâches : des dispositifs gagnants-gagnants ?

Par Aude Frapin - Publié le 15/11/2021
Délégations de tâches : des dispositifs gagnants-gagnants ?


GARO/ PHANIE

Ces dernières années, les généralistes ont vu un certain nombre de leurs prérogatives glisser aux mains des paramédicaux et des pharmaciens. Si certains restent fermement opposés à ces délégations de tâches et transferts de compétences, d’autres les expérimentent bien volontiers.

Suivi des malades chroniques par les infirmiers en pratique avancée (IPA), vaccination antigrippale par les pharmaciens, possibilité donnée aux officinaux de délivrer certains médicaments, renforcement du statut de pharmacien correspondant… Pour répondre à la crise de la démographie médicale et sous couvert de dégager du temps aux médecins, plusieurs transferts de compétences ont été entérinés ces dernières années par les pouvoirs publics.

Mais tous les médecins ne voient pas d’un bon œil ces délégations de tâches, au premier rang desquels les syndicats de médecins libéraux, qui réclament depuis plusieurs mois une véritable concertation avec l’ensemble des parties prenantes (Ordres, syndicats et conseils nationaux). Leur objectif ? Réfléchir ensemble à l’évolution des périmètres des métiers avant d’acter de nouveaux transferts.

Levée de boucliers des syndicats et de l’Ordre

Le gouvernement, à travers son cinquième et dernier budget de la Sécu et malgré ses promesses, semble avoir fait fi de cette requête. Le Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) 2022, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, contient en effet des amendements (issus du gouvernement et de la majorité) qui actent en faveur de nouveaux transferts de compétences.

Parmi eux, l’accès direct aux orthophonistes et aux kinés ou encore la possibilité pour les pharmaciens d’officine de délivrer des substituts nicotiniques remboursés. Un autre amendement du PLFSS permet aux patientes qui envisagent la stérilisation de réaliser leur première consultation auprès d’une sage-femme. Sans parler de la possible et controversée ouverture de la primo­prescription aux IPA…

Il n’en fallait pas davantage pour susciter une levée de boucliers de la part des syndicats de médecins libéraux et du Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom). Pour le Dr Jérôme Marty, président de l’UFML-S, les « médecins n’ont pas à accepter que l’on découpe leur profession sans même pouvoir participer aux négociations ». Le Dr Jacques Battistoni, président de MG France, regrette, quant à lui, que les délégations de tâches engagées dans le PLFSS 2022 et ces dernières années « n’aient jamais été négociées avec l’ensemble des professions concernées ». Le généraliste évoque notamment celles prises en faveur des pharmaciens. De son côté, la présidente de la FMF, Corinne Le Sauder, estime que ces amendements remettent en cause « le rôle pivot du médecin traitant dans le parcours de soins ».

À la recherche du temps perdu

Du côté des autres professionnels de santé, le son de cloche est bien différent. Pour Gilles Bonnefond, pharmacien et porte-parole de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), il y a une « totale discordance entre le discours des leaders syndicaux, complètement hors sol, et la réalité du terrain ».

Selon lui, « les médecins ont besoin de soutien, ils ont besoin qu’on leur facilite le travail et ils ont besoin d’être déchargés ! Je suis tous les jours en lien avec les médecins et ce sont eux qui nous encouragent à assurer la vaccination, les tests antigéniques ou les TROD angine. Cela leur fait gagner du temps sur le reste. »

Un discours corroboré par le Dr Joseph Rivasi, médecin généraliste à Montélimar, qui travaille en lien depuis plus de vingt ans avec ce pharmacien. Le praticien admet avoir un « agenda bien chargé » ; il commence ses journées à 8 heures et s’arrête seulement vers 21 heures, après plusieurs visites à domicile. « Mon agenda contraint parfois les patients à attendre plus de quinze jours pour obtenir un rendez-vous. Je ne vois donc aucun inconvénient à ce qu’un pharmacien puisse prendre un certain nombre d’initiatives concernant un nombre de pathologies limité pour lesquels il est compétent. »

Le généraliste prend notamment l’exemple des TROD angine : « Pour ce type d’urgence, si le pharmacien a la possibilité de réaliser un TROD en pharmacie et éventuellement de prescrire le médicament adapté, cela permet aux patients d’être pris en charge plus rapidement et moi, ça me fait gagner du temps ! La seule condition est que le pharmacien nous fasse part de cette information ».

Une double prise en charge plus efficiente pour le patient

Fort de cette importante patientèle, le Dr Joseph Rivasi a également multiplié les coopérations avec d’autres professionnels de santé de son territoire. Le généraliste travaille notamment avec deux infirmiers libéraux, Stéphanie Collin et Stéphane Baudot. « Ils sont mes yeux et mes oreilles », assure-t-il.

S’agissant de sa coopération avec Stéphane Baudot, elle est née au moment de la crise sanitaire, lorsque le Dr Joseph Rivasi a orienté plusieurs de ses patients vers l’infirmier pour des suivis à domicile : « Stéphane m’envoyait tous les jours des relevés sur la fréquence cardiaque, la saturation en oxygène, la pression artérielle et l’état global de mes patients. Ce partage d’informations a permis de faire hospitaliser certains de mes patients lorsque les données montraient une aggravation », raconte-t-il.

Cette coopération médecin-infirmier, Stéphanie Collin la juge « essentielle ». « On se coordonne par mail, par téléphone. Le Dr Rivasi se montre très disponible pour nous conseiller. On essaie vraiment d’avoir une étroite coopération pour que la prise en charge du patient soit adaptée au mieux », confie-t-elle.

S’agissant des coopérations avec les IPA, ces « super infirmières » aux compétences élargies, les médecins généralistes semblent encore rester méfiants. Selon une enquête menée par nos confrères du Quotidien du médecin, du Quotidien du pharmacien et d’Infirmiers.com auprès de plus de mille lecteurs, seulement 54,5 % des médecins approuvent ce nouveau statut.

Selon Julie Devictor, IPA et présidente du Conseil national de cette nouvelle profession, ces « résistances sont surtout liées à la méconnaissance de la profession ». Elle ajoute : « Beaucoup de syndicats de médecins défendent injustement leur pré carré car ils pensent que les IPA vont empiéter sur leurs compétences. C’est faux ! Le cœur des missions des IPA est de renforcer les politiques de prévention, de promotion et d’éducation à la santé. Ce sont des activités qui ne sont clairement pas exclusivement médicales, qui sont parfois chronophages et encore peu développées en ville. »

D’ailleurs, toujours selon Julie Devictor, « les généralistes qui ont développé une activité avec des IPA sont ravis et voient tout de suite une utilité pour eux et pour le patient. » Preuve en est, la collaboration entre le Dr Véronique Bonfils, médecin généraliste dans un centre de santé de Nanterre, et Eléonore Vitalis, IPA mention pathologies chroniques stabilisées (PCS). Après deux ans de coopération, le Dr Véronique Bonfils estime que cette « double prise en charge » s’avère très efficiente, pour elle comme pour les patients.

« Pour des patients polypathologiques chroniques, les consultations peuvent parfois être chronophages et en vingt minutes, je ne peux pas tout faire ! Le fait de pouvoir les orienter vers Eléonore me permet d’être plus sereine. Je peux lui demander de revoir certains points, de vérifier que le patient a bien tout compris. Cette coopération me permet d’espacer certains rendez-vous et de voir d’autres patients », témoigne-t-elle.

Cette confiance qu’elle entretient avec les médecins qui collaborent avec elle, Eléonore Vitalis a dû la construire. « Lorsque j’ai commencé en tant qu’IPA, les médecins n’avaient pas forcément le réflexe de m’envoyer leurs patients ». Mais à force de pédagogie, Mme Vitalis a su convaincre. « Je fais des débriefings en fin de journée pour chaque patient. Les médecins apprécient. Cela leur permet d’avoir un véritable suivi dans les soins », explique-t-elle.

Un modèle économique pas adapté

Si le Dr Véronique Bonfils reconnaît les multiples vertus du partenariat médecin-IPA, elle émet toutefois certaines réserves sur l’ouverture de la primoprescription de certains médicaments aux IPA que prévoit le PLFSS.

« Pour des antalgiques, pourquoi pas, mais pour des hypertenseurs, cela me fait un peu peur. Même en tant médecin, ce n’est pas toujours évident car il faut penser à toutes les contre-indications », résume-t-elle.

D’ailleurs, selon l’étude de nos confrères du Quotidien du médecin, 73,5 % des sondés « estiment qu’on ne doit pas envisager de nouveaux transferts de compétences ».

Pas étonnant d’après le Dr Battistoni, qui estime que les généralistes n’ont aucun intérêt à déléguer des tâches au regard du modèle économique actuel : « Les médecins ont tout intérêt à ne pas déléguer les actes simples et répétitifs à d’autres professionnels car plus l’acte est complexe, plus les généralistes y perdent. » Un avis que partage le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF : « Les médecins vont se voir retirer les consultations d’un quart d’heure à 25 euros et vont garder celles de 45 minutes sans que le tarif augmente. »

À en croire les deux généralistes, le modèle économique qui entoure les partenariats entre généralistes et autres professionnels semble donc encore à bâtir pour parler de modèles gagnants-gagnants…