Si, pour le moment, les approvisionnements en produits de santé restent globalement sécurisés, l’Académie de pharmacie alerte sur un risque de pénuries d’un nouveau type lié notamment à la situation géopolitique. Le phénomène pourrait concerner les médicaments mais aussi les dispositifs médicaux, déjà impactés par la nouvelle réglementation.
Huile de tournesol, moutarde, farine, etc. Avec le Covid et le contexte géopolitique actuel, les ruptures de stock de produits courants s’accumulent. Le phénomène risque-t-il de s’étendre aux produits de santé, occasionnant des pénuries d'un nouveau type ? C’est ce que craint l’Académie nationale de pharmacie, qui alerte les autorités sanitaires depuis plusieurs semaines.
En matière d’approvisionnement en produits de santé, les tensions tendaient à s’atténuer depuis l’année dernière, reconnaît l’Académie de pharmacie dans un communiqué. Et, pour l’heure, aucune recrudescence réelle ne serait notée. Début juin, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ne signalait aucun regain particulier des pénuries, de même que le syndicat Les entreprises du médicament (Leem). « Nous n’avons pas eu de retours récents sur une hausse de ruptures effectives de médicaments sur le territoire français », affirme son directeur des affaires scientifiques et de la responsabilité sociétale des entreprises, Thomas Borel.
Cependant, pour l’Académie, « l’infléchissement de la courbe des signalements de ruptures ou tensions d’approvisionnement (…) (risque) de ne pas durer » et la société savante s’attend dans les prochains mois à « une reprise de leur augmentation ». « De plus en plus d’industriels et de pharmaciens hospitaliers remontent (déjà) de fortes tensions », rapporte Bruno Bonnemain, vice-président de l’Académie et responsable du groupe de l’instance sur les problèmes de ruptures de médicaments et de dispositifs médicaux.
Flacons, aiguilles, blisters…
En cause, des pénuries inédites de certains matériaux « nécessaires aux activités de production pharmaceutique » et dues à une situation internationale troublée. En effet, la situation sanitaire chinoise continue de provoquer des arrêts de production. De plus, l’Ukraine étant un important producteur de verre et surtout d’acier, la guerre pourrait impacter directement la disponibilité des flacons nécessaires au conditionnement de certains médicaments, ainsi que des aiguilles indispensables à leur injection. Et les médicaments utilisables par voie orale pourraient ne pas être épargnés. « Sont aussi produites en Ukraine les feuilles d’aluminium utilisées pour la fabrication des blisters », souligne Bruno Bonnemain. S’ajoute à cela une augmentation de la demande de carton d’emballage, liée à une « explosion générale des ventes en ligne des biens de consommation et du remplacement écologique des matériaux plastiques par la cellulose ».
Or cette réduction du volume disponible des matières premières a d’ores et déjà un impact économique. « Le prix de l’aluminium a augmenté de quasiment 100 % », s’alarme Thomas Borel. De plus, le secteur pharmaceutique, et en particulier les plus petits laboratoires, pourrait souffrir de la « déstabilisation des activités internationales de transport et de fret, aérien comme maritime » ainsi que de la hausse des coûts de l’énergie. Ainsi, « des entreprises envisagent (…) l’arrêt de fabrication et de commercialisation de certaines de leurs spécialités » considérées comme peu rentables, s’inquiète l’Académie de pharmacie.
Face à ce constat, les académiciens ont interpellé les autorités sanitaires nationales, recommandant la création d’une instance interministérielle chargée de « coordonner effectivement la surveillance, la gestion et la coordination relatives à la disponibilité ou la pénurie en matériaux indispensables ». Mais alors que les stocks de matières premières affectées par les crises actuelles ne couvriraient que trois à quatre mois, « les autorités françaises n’ont pas réagi à l’appel de l’Académie », déplore le pharmacien.
Néanmoins, côté européen, les lignes commencent à bouger. « A été créée il y a quelques mois l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire (HERA) », chargée de la gestion des crises au niveau industriel, souligne Bruno Bonnemain. De plus, début 2022, l’Agence européenne des médicaments (EMA) a vu son rôle de gestion de crise renforcé avec la création d’un groupe de pilotage sur les pénuries de médicaments (MSSG), qui a annoncé le 7 juin l’adoption d’une liste de médicaments critiques pour lutter contre le Covid-19. « Il faut faire de même pour les autres médicaments, ce à quoi l’EMA travaille », insiste le pharmacien.
Si la mise en place de ce nouveau système est sans doute à saluer, l’enjeu est toutefois « que les États membres acceptent de laisser un peu de pouvoir à l’Europe » et de changer leurs propres systèmes de prévention des pénuries – qui peuvent parfois accentuer des tensions à l’échelle du continent, comme la récente mesure française d’augmentation des stocks de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) –, estime Bruno Bonnemain. Reste plus généralement à harmoniser les marchés nationaux et leur régulation pour faciliter la gestion des pénuries. « À l’heure actuelle, un médicament destiné au marché français ne peut pas être envoyé, en cas de besoin, en Italie, en Allemagne ou dans d’autres pays du fait d’exigences réglementaires d’étiquetage différentes », déplore par exemple le pharmacien. Le prix des médicaments est aussi à rediscuter dans l’Union européenne. « Les médicaments étant bien moins onéreux en France que dans le reste de l’Europe, les industriels ont tendance, en situation de tension, à favoriser les marchés où les prix sont plus élevés », souligne-t-il.
Dispositifs médicaux : la nouvelle réglementation pointée du doigt
Au-delà des aiguilles, de nombreux dispositifs médicaux (DM) sont concernés par un risque de pénurie. Et ce, du fait du manque de matières premières mais aussi de la mise en application du nouveau règlement européen relatif aux dispositifs médicaux (NRDM), qui impose de réévaluer les produits mis sur le marché avant 2021.
Outre le coût de la procédure – qui pousse des entreprises à abandonner plusieurs produits jugés peu rentables –, les Académies de pharmacie, de médecine et de chirurgie pointent surtout, dans un communiqué diffusé mi-juin, le nombre insuffisant d’organismes notifiés (ON) habilités à étudier les dossiers. Selon Cécile Vaugelade, directrice des affaires technico-réglementaires du Snitem, le manque d’ON serait tel que seul un millier de demandes a été traité en un an – alors que plus de 20 000 DM implantables (DMI) doivent être réévalués d’ici deux ans. Ainsi les Académies craignent-elles un réel blocage du système. D’autant que « si seuls les DMI (…) sont concernés dans un premier temps et de façon aiguë, l’ensemble des DM le sont à terme (400 000) ».