Dermatologie

ESCARRE ET RESPONSABILITÉ DU MÉDECIN TRAITANT

Publié le 30/01/2020
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La responsabilité juridique du médecin traitant dans la survenue d’escarres et/ou dans leur prise en charge a déjà été engagée par le passé. Elle tend d’ailleurs à augmenter. Actuellement, plus d’une quarantaine de cas par an sont instruits en France selon les assurances professionnelles. C’est l’occasion de rappeler les bases de la prise en charge, à la fois pour guérir les patients et éviter ce type de problème.
Escarre

Escarre
Crédit photo : VOISIN/PHANIE

INTRODUCTION 

L’escarre est une affection bien connue dont la physiopathologie n’a plus de secret. De nombreuses recommandations professionnelles, nationales et internationales ont été publiées et remises à jour sur l’escarre qui est le type même d’affection « évitable ». Et pourtant, sa prévalence et son incidence ne diminuent que peu ou pas au fil des années, avec parfois des conséquences dramatiques. Comment expliquer ces défauts de prise en charge, mais aussi de prévention ? Pourquoi cette discordance entre pratique et recommandations ?

Ce que pointent aujourd’hui les analyses des RMM (Revues de morbi-mortalité) ou des CREX (Comités de retour sur expérience) centrées sur les escarres est avant tout le manque de coordination entre les différents intervenants. L’escarre est une pathologie qui nécessite, pour sa parfaite prise en charge, une multidisciplinarité où les acteurs principaux sont : les aides-soignants, infirmiers, kinésithérapeutes (ou ergothérapeutes), médecins, diététiciens… et même directeurs d’établissement. Cela nécessite l’intervention d’un coordinateur. Son rôle n’est pas forcément bien défini, notamment entre infirmier et médecin, c’est pour cette raison qu’en établissement, on a tendance à nommer des « référents » ou « experts escarre » et plus généralement en « plaie et cicatrisation ». Par ailleurs, les connaissances sur le sujet, c’est-à-dire les formations, qu’elles soient extérieures qualifiantes ou non ou en internes, sont également indispensables pour implémenter les bonnes pratiques cliniques.

À la faveur d’un cas ayant donné lieu à une condamnation en première instance du médecin traitant et de deux infirmières, nous allons passer en revue ces « bonnes pratiques » à mettre en place.

LE CAS D’UNE PATIENTE

Les faits

Décès d'une patiente de 85 ans, cachectique et porteuse de multiples escarres, dans un service de médecine en provenance d’un EHPAD (1-2).

Signalement à la Direction des affaires sanitaires et sociales (DASS) par le médecin hospitalier / Déclenchement d'une enquête DASS / Dépôt de plainte par le préfet / Ouverture d'une information judiciaire.

• Mise en examen : du médecin traitant de la patiente / du directeur de la maison de retraite et de deux infirmières.

→ La chronologie des faits : 8 mois entre l’évènement déclenchant et le décès de la patiente qui était en EHPAD.

- 13 novembre : fracture du col fémoral.

- 16 novembre : ostéosynthèse.

- 27 novembre : retour à la maison de retraite.

- 30 novembre : 1re escarre.

- 23 mars : aggravation brutale, multiplication des escarres.

- 26 mai : 2e aggravation, surinfection (germes pyocyaniques).

- 5 juin : hospitalisation.

- 14 juin : décès.

→ Les chefs d'inculpation ont été :

• Homicide involontaire et non-assistance à personne en péril pour le médecin et le directeur.

• Non-assistance à personne en péril pour les deux infirmières.

→ Un expert a été nommé par le juge avec pour missions de dire si :

1. l'état de la patiente nécessitait des soins de kinésithérapie et rechercher si de tels soins lui ont été prodigués. 

2. l'état de santé de la patiente nécessitait son hospitalisation et dans l'affirmative, de préciser la date à laquelle cette hospitalisation aurait dû intervenir. 

3. le Dr X. a pris toutes les mesures qu'imposait la présence de germes pyocyaniques dans les plaies.  

4. la maison de retraite était qualifiée pour assurer des soins de nursing corrects à la patiente. 

5. les soins apportés à la patiente étaient conformes aux données de la science au moment des faits, compte tenu des comorbidités de la patiente.

→ L’expert rapporte au juge, suite à l’analyse du dossier :

Une dénutrition importante : 30 kg, hémoglobine : 5,9 g/l, + de 30 escarres de stades 3 et 4, pas de kinésithérapie, pas de protocole de prévention d’escarres au retour de la patiente après sa chirurgie de hanche, des prescriptions de soins locaux « tardives, imprécises, inadaptées », pas de surveillance biologique pendant 6 mois alors que l’état de la patiente se dégrade, un traitement général « tardif, incomplet, sans décision notable suite à aggravation ».

→ Le jugement de première instance en correctionnel a établi que :

• le médecin est condamné à 18 mois d'emprisonnement avec sursis.

• les deux infirmières sont condamnées à 8 mois d'emprisonnement avec sursis.

• le directeur de la maison de retraite est relaxé.

Le médecin et les infirmières seront relaxés en appel. 

L’analyse

Cette triste affaire est intéressante sur les 5 missions de l’expert ordonnées par le juge et de son rapport :

1. Le juge demande si une prescription de kinésithérapie était nécessaire et a eu lieu. En d’autres termes, y a-t-il eu une prise en charge pluridisciplinaire ? Notamment pour la prévention, le rôle du kinésithérapeute étant la mobilisation, mise au fauteuil rapide, positionnement dans le lit, reprise de la marche au plus tôt, choix et apprentissage d’un appareil de marche, etc. À noter qu’en ville, au domicile du patient, la prévention et le traitement de l’escarre constitué fait également appel à un kinésithérapeute.

Faisons-nous une prescription systématique de kinésithérapie, notamment à domicile, chez un patient à risque et même ayant déjà une escarre?

2.« Une hospitalisation était–elle nécessaire? Et si oui, à quel moment? » Le juge, via cette mission, recherche si l’équipe soignante a fait appel à d’autres compétences pour éviter au patient une « perte de chance ». Le code de déontologie précise (article 32) (3) : « Dès lors qu'il a accepté de répondre à une demande, le médecin s'engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s'il y a lieu, à l'aide de tiers compétents. »

Pensons-nous à demander de l’aide lorsque les plaies s’aggravent, ne guérissent pas ou très lentement, auprès d’un spécialiste, dermatologue ou gériatre ou d’un établissement qui est censé avoir les ressources nécessaires comme l’hôpital?

3. Le médecin en question a-t-il pris toutes les mesures suite à une surinfection par un pyocyanique ? La surinfection des escarres a entraîné l’aggravation brutale de la résidente, d’où la recherche d’une prescription générale (antibiotiques ?) et locale (pansements antiseptiques ?). A priori et selon l’expert, les traitements ont été retardés et incomplets.

Avec nos patients porteurs d’escarres, sommes-nous toujours réactifs et prêts à remettre en question et changer notre prescription initiale? D’autant plus que la définition d’une surinfection d’escarre n’est pas évidente (au début du moins) et que les prélèvements bactériens ne sont pas d’une grande utilité. Tout prélèvement sur une plaie chronique est contaminé par de nombreuses bactéries, notamment de l’environnement, et les résultats montrent une flore poly-microbienne à tendance Gram -. C’est pour cette raison (entre autres) que la HAS, pour définir la surinfection d’une plaie chronique (escarre ou ulcère de jambe), demande une culture de biopsie ou une hémoculture, mais pas un prélèvement bactérien.

4. Autre mission de l’expert : « la maison de retraite était-elle apte à assurer des soins de nursing « corrects » pour cette patiente? » Le juge recherche par cette demande à savoir si l’établissement était adapté à prendre en charge ce type de résident « lourd » en soins : personnel en nombre suffisant, compétent (quid des formations sur le sujet ?), bonne organisation des soins, présence de protocole de prévention, présence de plan de soins personnalisés, traçabilité des évènements, correcte application des prescriptions… Selon le juge, la responsabilité du médecin (qu’il soit libéral ou coordinateur de l’établissement) est engagée car il doit apprécier si les soins prodigués dans l’établissement sont compatibles avec une bonne prise en charge de son patient. L’article 34 (4) du code de déontologie indique : « Le médecin doit formuler ses prescriptions avec toute la clarté indispensable, veiller à leur compréhension par le patient et son entourage et s'efforcer d'en obtenir la bonne exécution. » À noter que le directeur est également impliqué puisque la décision d’accepter ou non un nouveau pensionnaire lui appartient.

Pensons-nous à évaluer pour nos patients la qualité des soins fournis par l’établissement où il se trouve? En cas de difficultés ou de carence, savons-nous prendre la décision de le transférer ailleurs avec toutes les difficultés que cela va entraîner auprès du résident, de sa famille et de la direction de l’établissement?

5. « Les soins sont-ils conformes aux données de la science ? ». De nouveau, avec cette question posée à l’expert, le juge va rechercher si le code de déontologie a été respecté (article 32) (3) : « Dès lors qu'il a accepté de répondre à une demande, le médecin s'engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s'il y a lieu, à l'aide de tiers compétents » ; article 33 (5) : « Le médecin doit toujours élaborer son diagnostic avec le plus grand soin, en y consacrant le temps nécessaire, en s'aidant dans toute la mesure du possible des méthodes scientifiques les mieux adaptées et, s'il y a lieu, de concours appropriés. »

Sommes-nous à jour des dernières connaissances ou possibilités thérapeutiques pour nos patients? Par exemple, devant la « foison » de nouveaux pansements sur le marché et des laboratoires vantant les mérites des uns et des autres, savons-nous discerner et prescrire le bon produit au bon patient?

Enfin, en plus des cinq missions ordonnées par le juge, le rapport de l’expert montre des carences de prise en charge : dénutrition majeure, anémie, pas de bilan biologique, pas de traitement local et général adapté, pas d’hospitalisation devant un nombre d’escarres impressionnant. Les recommandations de la HAS et également internationales en la matière sont claires : prise en compte de la nutrition, des comorbidités, utilisation d’échelles de risque pour établir un plan de soin personnalisé, protocoles de pansements via des échelles (colorielles par exemple), etc.

Suivons-nous systématiquement ces recommandations, comme par exemple le fait de réaliser (ou faire réaliser) une échelle de Braden (TAB. 1), ou Norton à tout résident dont la situation de santé prédisposerait à un risque d’escarre? Retranscrivons-nous nos observations dans le dossier de soins?

Au total, ce cas de judiciarisation d’escarres nous permet de revoir une partie des bonnes pratiques en la matière.

LES CONSEILS DES ASSURANCES PROFESSIONNELLES

1. Pour tout patient pris en charge dont l’état de santé peut prédisposer à une escarre (généralement une mobilité réduite), les assurances professionnelles (9) conseillent au minimum d’effectuer et de noter dans le dossier de soin, à visée préventive :.

→ Une évaluation :

• des facteurs de risque (donc une échelle, en pratique Braden ou Norton)

• de l’état nutritionnel,

• de la douleur,

• de l’état tissulaire, notamment à tous les points d’appuis.

→ Le plan de soins prescrit :

• les soins de support (matelas, coussins, fiche de retournement…),

• la surveillance doit être réalisée.

2.En cas d’escarre constituée : en plus des items sus-jacents s'impose une traçabilité datée :

• du stade, de la taille, la peau péri-lésionnelle, le décollement, éventuellement une photographie,

– du plan détaillé de soins avec traitement local et général,

– d'une trace documentée des évaluations effectuées et des soins, ainsi que des modifications de la stratégie générale et locale si elle a lieu.

3.En établissement de soins (notamment médico-sociaux) : s’assurer que celui-ci dispose d’une procédure de prévention et d'un protocole de soins curatifs validé.

UN OUTIL POUR NE RIEN OUBLIER 

Afin de respecter les bonnes pratiques cliniques et de ne rien oublier, voici une sorte de check-list (TAB. 2) qui reprend de manière simple et détaillée les items de base (10). Cet outil est indispensable aux médecins qui travaillent en établissement, et le médecin traitant libéral y trouvera également des éléments pour sa pratique et lui permettra d’apprécier si son patient est dans un établissement adapté à la prise en charge des escarres, tant sur le mode préventif que curatif. Il se présente par thèmes avec réponse binaire. Bien entendu, l’objectif est d’avoir une réponse positive pour chaque item.

Bibliographie

1 - P. Ribinik, Y. Passadori : Responsabilité des médecins et des hôpitaux : les escarres. Revue « Escarre » N° 65 mars 2015. Disponible sous : www.escarre-perse.com › escarres › ressources-documentaires.

2 - Disponible sous : https://www.infogreffe.fr › activite-judiciaire › rechercher-une-affaire.

3 - Article R.4127-32 du code de la santé publique : disponible sous : https://www.conseil-national.medecin.fr › code-déontologie.

4 - Article R.4127-34 du code de la santé publique : disponible sous : https://www.conseil-national.medecin.fr › code-déontologie.

5 - Article R.4127-33 du code de la santé publique : disponible sous : https://www.conseil-national.medecin.fr › code-déontologie.

6 - Document disponible sous : Hospital-Acquired Pressure Ulcers Risks and Liability Issueshttps://www.woundsource.com › blog › hospital-acquir...

7 - R H Goebel , M R Goebel. Clinical Practice Guidelines for Pressure Ulcer Prevention Can Prevent Malpractice Lawsuits in Older Patients. J Wound Ostomy Continence Nurs 1999.

8 - Document disponible sous : Medico-Legal Implications. C Lyder - ‎2005

https://link.springer.com › chapter.

9 - Propos receuillis lors du printemps des EHPAD 2014 de l’Association Sud Coordinateur : Mr Delcroix consultant MACSF.

10 - Document présenté au DU de réadaptation gériatrique de la faculté de Nice depuis 2016 : cours : « Prise en charge des escarres » : Dr P. Balard.

Pour aller plus loin

PERSE : Prévention Éducation Recherche Soins Escarre. Association scientifique dédiée à la prévention et au traitement de l’escarre. Son organe de communication est la revue Escarre, disponible sur : www.escarre-perse.com

HAS : https://www.has-sante.fr › jcms › prévention et traitement des escarres de l’adulte et du sujet âgé

Liens d'intérêts

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêts relatif au contenu de cet article

Dr Philippe Balard (dermatologue et gériatre, coordinateur pédagogique du DU de réhabilitation gériatrique de Nice, consultant pour le groupe ORPEA département international. Hôpital de Cimiez).

Source : Le Généraliste: 2897