INTRODUCTION
La goutte est la plus fréquente des arthrites. Longtemps considérée comme liée à un mauvais comportement alimentaire, elle reste encore trop souvent négligée alors qu’un traitement hypo-uricémiant adapté permet de dissoudre les cristaux d’urate monosodique (UMS), faire disparaître la symptomatologie et diminuer la morbimortalité liée à la goutte et/ou à ses comorbidités.
La goutte concerne 0,9 % de la population adulte française, l’hyperuricémie au moins 10 %. La très grande majorité des personnes présentant une hyperuricémie ne présentent donc pas de goutte maladie (définie par l’existence d’au moins une crise), et même en cas d’uricémie très élevée, supérieure à 100 mg/l (600 µmol/l), la moitié des sujets ne développent pas de goutte après un suivi de 15 ans. Aussi ne propose-t-on pas de traitement hypo-uricémiant en l’absence de symptomatologie goutteuse, y compris lorsque l’imagerie retrouve des dépôts silencieux d’UMS.
Une étude est en cours afin de savoir si la mise en évidence de dépôts d’UMS à l’imagerie pourrait, en l’absence de symptomatologie, repérer les patients qui sont à risque de développer la goutte, mais actuellement aucun élément ne permet de le prédire. D’autres facteurs interviennent dans la formation des cristaux, certains favorisant la cristallisation et d’autres qui détermineraient l’apparition de la maladie articulaire. Des modifications immunitaires interviennent très probablement pour provoquer ou non une réaction inflammatoire en présence des cristaux.
La Société française de rhumatologie (SFR) vient de publier des recommandations sur la prise en charge de la goutte et la mise en œuvre d’un traitement hypo-uricémiant, accessibles aux médecins généralistes qui prennent en charge la majorité des patients atteints de goutte. Ces recommandations se distinguent de celles des autres sociétés savantes par une décision thérapeutique simplifiée et des objectifs d’uricémie plus stricts.
EN RÉSUMÉ
• La goutte est un facteur de risque indépendant de morbimortalité.
L’hyperuricémie non symptomatique ne doit pas être traitée et ne nécessite pas de surveillance biologique.
• L’objectif du traitement hypo-uricémiant est de réduire les crises de goutte,
les comorbidités et la morbimortalité liée à la goutte.
• L’allopurinol est l’hypo-uricémiant de choix lorsque la fonction rénale est normale. Il doit être instauré avec prudence en cas d’altération de la fonction rénale et être évité pour une DFG <30 ml/mn/1,73 m2.
• Le traitement hypo-uricémiant doit être instauré précocement et en association à la colchicine.
• La stratégie thérapeutique doit viser une uricémie inférieure à 50 mg/l qui doit être maintenue à vie.
COMORBIDITÉS
La prévalence de la goutte a doublé ces 20 dernières années, parallèlement à l’augmentation des maladies cardio-vasculaires (CV) et métaboliques (insuffisance cardiaque, diabète et obésité essentiellement). Les liens exacts sont mal connus et probablement intriqués. On sait que le surpoids joue un rôle dans l’hyperuricémie et peut-être dans l’état inflammatoire ; l’accumulation de tissu gras favorise l’inflammation et pourrait modifier l’ « état d’excitabilité » vis-à-vis des cristaux. On sait aussi que la goutte génère un certain niveau d’inflammation chronique qui a un effet prothrombogène et rend compte en partie des complications CV. Une autre hypothèse plus discutée met en cause des dépôts de cristaux multiviscéraux, en particulier au niveau rénal et potentiellement des vaisseaux. Enfin, une prédisposition génétique semble commune à la goutte et à certaines dyslipidémies et au syndrome métabolique.
Quoi qu’il en soit, la goutte s’accompagne souvent de comorbidités rénales, métaboliques et cardiovasculaires qui aggravent son pronostic.
DIAGNOSTIC
Le critère de référence pour le diagnostic de goutte reste la mise en évidence de cristaux d’UMS sur la ponction articulaire, mais elle n’est pas souvent réalisée ni réalisable, aussi le diagnostic est-il fait sur la clinique, devant une crise typique très brutale, avec une douleur qui atteint son apogée en quelques heures, et qui touche préférentiellement lors de la crise inaugurale les articulations du membre inférieur et essentiellement la première métatarso-phalangienne ou le tarse.
L’échographie articulaire ou le scanner double énergie peuvent aider en montrant les dépôts de cristaux d’UMS dans les tissus mous ou au sein des articulations, mais les scores cliniques (le gout calculator (GCal) ou le score ACR/Eular) que l’on trouve facilement sur internet permettent d’assurer facilement le diagnostic de goutte avec suffisamment de certitudes.
MOLÉCULES AYANT UN IMPACT SUR L’URICÉMIE
• Certaines molécules prescrites pour d’autres pathologies peuvent augmenter l’uricémie, comme les thiazidiques et les diurétiques de l’anse, l’aspirine,
les β-bloquants. D’autres auraient plutôt un effet hypo-uricémiant, comme le fénofibrate, le losartan, l’atorvastatine, l’amlodipine et probablement les
nouveaux antidiabétiques (les gliflozines).
• En cas de goutte, on essaie de relayer les médicaments hyperuricémiants
par d’autres si cela est possible, sans prendre le risque de déséquilibrer le traitement d’une pathologie chronique.
• Il n’y a pas lieu de les modifier en cas d’hyperuricémie asymptomatique,
ni de surveiller l’uricémie, l’hyperuricémie isolée n’ayant pas fait la preuve de son caractère délétère.
TRAITEMENT DE FOND DE LA GOUTTE
Supprimer les crises n’est pas le seul objectif du traitement, qui vise à prendre en charge la maladie dans sa globalité avec les facteurs de risque et les comorbidités.
Les recommandations françaises de la SFR se démarquent en proposant un traitement hypo-uricémiant d’emblée, dès la première crise de goutte, alors que les autres sociétés savantes (comme la Ligue européenne contre le rhumatisme, l'EULAR) recommandent de rechercher des critères de sévérité de la goutte comme la fréquence des crises, une insuffisance rénale ou des antécédents CV, avant d’instaurer un traitement. L’intérêt d’un traitement hypo-uricémiant précoce est de rendre plus facile la dissolution des dépôts de cristaux, de prévenir la survenue d’autres crises mais surtout l’aggravation de la maladie et de ses comorbidités, puisqu’il semble délétère sur le plan rénal ou CV de laisser évoluer une goutte. Ce traitement doit être maintenu à vie.
En revanche, il n’y a pas d’indication à proposer un traitement dans les hyperuricémies asymptomatiques. On n’a pas fait la preuve d’un bénéfice à les traiter, et les dernières données montrent que baisser l’hyperuricémie lorsqu’elle ne s’accompagne pas de goutte n’empêche pas la progression de l’insuffisance rénale, alors que la iatrogénie potentielle liée aux hypo-uricémiants est loin d’être négligeable.
→ Les objectifs thérapeutiques L'EULAR préconisait de viser une uricémie à 60 mg/l (360 µmol/l) pour le patient tout-venant. Or autour de 60 mg/l, la dissolution des cristaux est lente, aussi la SFR se positionne-t-elle en faveur d’une cible d’uricémie à 50 mg/l ou 300 µmol/l, à maintenir à vie, qu’il y ait ou non des tophus.
Les données de la littérature sur un lien entre hypo-uricémie et troubles neurocognitifs sont contradictoires, mais on n’a pas aujourd’hui suffisamment d’arguments pour écarter un potentiel caractère délétère d’une hypo-uricémie trop basse sur le long terme. L’acide urique a vraisemblablement un effet antioxydant neuroprotecteur, ce qui par précaution a amené à recommander de maintenir l’uricémie entre 40 et 50 mg/l (240 et 300 µmol/l) et de ne pas trop tendre vers les 30 mg/l, mais ressort plutôt du principe de précaution que de preuves scientifiques fermes.
→ Les hypo-uricémiants Les recommandations françaises de la SFR ne mentionnent pas les uricases indisponibles ou n’ayant pas l’AMM en France, ni le probénécide peu utilisé, pour se recentrer sur les inhibiteurs de la xanthine oxydase, qui permettent à la grande majorité des patients goutteux d’atteindre leur uricémie-cible en quelques mois.
L’allopurinol est peu coûteux et bien toléré, en dehors du risque de réaction immunoallergique cutanée, rarissime mais dramatique. Elle survient en début de traitement, en particulier dans les deux premiers mois, le risque devenant pratiquement nul après six mois de traitement. Elle est exceptionnelle si on tient compte de ses facteurs de risque, que sont une insuffisance rénale, la prise de diurétiques, l’instauration de l’allopurinol à forte dose non progressive. Certains patients vietnamiens, chinois d’origine han ainsi que certains sujets originaires d’Afrique noire ont une prédisposition à cette complication en raison de la présence de l’HLAB58 :01. En France, il n’y a pas de recommandation claire sur le sujet, et le génotypage mérite d’être envisagé dans ces populations (mais il n’est pas remboursé), ou on peut leur proposer d’emblée du fébuxostat.
Le fébuxostat est à prescrire avec prudence chez les personnes ayant des maladies cardiovasculaires sévères, une étude récente ayant mis en évidence une mortalité CV supérieure sous fébuxostat, qui n’est pas forcément liée à une toxicité de ce médicament mais vraisemblablement à un impact cardioprotecteur moindre que l’allopurinol. En revanche, il n’y a pas de surrisque cardiovasculaire du fébuxostat chez les patients sans antécédent cardiovasculaire sévère.
■ La mise en place du traitement (figure 1) Pour éviter de déclencher une crise de goutte en début de traitement, les hypo-uricémiants doivent être prescrits après résolution de la crise de goutte (en début de traitement par hypo-uricémiant, la baisse de l’acide urique peut entraîner une mobilisation des dépôts de cristaux, risque dont il faut absolument informer les patients). Les hypo-uricémiants doivent être titrés progressivement en contrôlant l’uricémie toutes les 2 à 4 semaines, et associés pendant les six premiers mois à la colchicine (0,5 à 1 mg/jour). On évitera pour la même raison de débuter le traitement en période de crise, ce qui risquerait de la prolonger.
Le traitement hypo-uricémiant de première ligne doit être adapté selon la fonction rénale.
• Lorsque le DFG est > 60 ml/mn/1,73 m2, on privilégie l’allopurinol, très efficace et peu onéreux. Il est instauré à la dose de 50 à 100 mg/jour puis augmenté par paliers de 50 à 100 mg toutes les 2 à 4 semaines. On peut continuer à augmenter les doses jusqu’à atteindre la cible d’uricémie, sans tenir compte des abaques du Vidal qui les limite très vite à 300 mg/j dès qu’il existe une petite altération de la fonction rénale, dose à laquelle moins de la moitié des patients atteindront la cible.
• Lorsque le DFG est compris entre 30 et 60 ml/mn/1,73 m2, on se montre plus prudent vis-à-vis de l’allopurinol, en sachant que l’insuffisance rénale est un des facteurs de risque d’hypersensibilité au traitement, même si le risque reste très limité en l’absence d’autres facteurs de risque. Le fébuxostat peut être envisagé dans ce cas, en le commençant à la dose la plus faible possible et en l’augmentant progressivement. En l’absence de galénique à 40 mg, on propose soit de couper le comprimé à 80 mg, soit de le prendre un jour sur deux.
• Lorsque le DFG est < 30 ml/mn/1,73 m2, le risque d’hypersensibilité à l’allopurinol devient trop important et on prescrit en priorité le fébuxostat, avec toujours une augmentation progressive des doses.
Une fois l’objectif d’uricémie atteint, le traitement sera suivi par le contrôle sanguin une à deux fois par an : fonction rénale et uricémie.
→ Une hygiène de vie globale Les maladies et facteurs de risques cardiovasculaires, le syndrome métabolique et l’insuffisance rénale doivent être dépistés et pris en charge.
Les régimes restreignant drastiquement les purines n’ont pas de raison d’être, leur effet est modeste sur l’uricémie. En revanche, il faut limiter l’alcool et en particulier les alcools forts et la bière, les sodas riches en fructose, et plus largement adopter une hygiène de vie bénéfique à la réduction pondérale et aux comorbidités.
La SFR insiste sur l’éducation thérapeutique du patient goutteux, à commencer tôt, en expliquant que la prise en charge ne se limite pas au traitement de la crise et qu’un traitement de fond est indispensable. Il est essentiel de déculpabiliser les patients : l’image de maladie du « bon vivant », qui rend le patient responsable par son comportement, n’a plus lieu d’être. La part de l’alimentation est minime par rapport à celle de la génétique et des comorbidités. Et on a clairement montré que les malades qui ont une mauvaise image de leur maladie vont moins bien contrôler son évolution, avec un surrisque de mortalité.
LE TRAITEMENT DE LA CRISE DE GOUTTE
• Il doit être initié le plus tôt possible, idéalement dans les douze heures, le choix de la molécule dépendant des comorbidités.
• La colchicine est débutée à la dose de 1 mg, suivie par 0,5 mg une demi-heure plus tard et poursuivie à cette dose 2 à 3 fois par jour, cette stratégie ayant fait la preuve de son efficacité et de sa tolérance par rapport aux doses plus élevées utilisées antérieurement. Les doses sont réduites en cas d’altération de la fonction rénale ou hépatique ou d’autres traitements interférant avec le métabolisme du CYP3A4. Elle doit être diminuée ou arrêtée en cas de diarrhée, premier signe d’une intoxication.
• Les corticoïdes peuvent être prescrits en l’absence de contre-indication à 30 à 35 mg/jour d’équivalent prednisone pour 3 à 5 jours.
• L’association colchicine/corticoïdes est possible mais doit être encore évaluée par de futurs essais.
• Les AINS peuvent être prescrits pour la durée la plus courte durée en respectant les contre-indications classiques et en particulier les pathologies CV ou rénale sévères.
• L’IL-1β joue un rôle central dans la physiopathologie de la crise de goutte, et les inhibiteurs de l’IL-1 ont fait la preuve de leur non-infériorité par rapport aux autres molécules. Mais vu leur coût et le risque de complications infectieuses, les inhibiteurs de l’IL-1 sont réservés en cas d’échec, d’intolérance ou de contre-indication aux trois molécules précédentes et initiés à l’hôpital. Ils sont contre-indiqués en cas d’infection et la NFS devra être surveillée.
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