INTRODUCTION
C’est dans la tranche d’âge 15-19 ans que le taux d’hospitalisation pour tentative de suicide est le plus important en France (1). Il s’agit même de la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans depuis au moins deux décennies dans notre pays (352 décès en 2016) (2).
Au vu, ces dernières années, de l’augmentation nette des passages à l’acte suicidaire chez les enfants et les adolescents, les médecins généralistes ont un rôle essentiel de dépistage : ils doivent pouvoir aborder la question des idées suicidaires en dehors de toute plainte d’ordre psychologique. La littérature montre en effet que les adolescents suicidants consultent plus souvent un médecin généraliste que les autres, pour des plaintes psychologiques mais aussi somatiques. Néanmoins, différents freins au dépistage en médecine générale ont été recensés, qui ne sont en fait parfois que de « faux arguments » (3) : avoir des idées suicidaires serait un phénomène « normal » à l’adolescence, le passage à l’acte ne serait pas lié aux idées suicidaires, parler du suicide pourrait agir comme un facteur favorisant le passage à l’acte, l’adolescent doit être mal à l’aise de répondre à une question aussi intime que celle de l'existence des idées suicidaires (surtout quand ses parents sont présents à la consultation), en parler imposerait au médecin de débuter aussitôt une prise en charge lourde…
En pratique, l’adolescent peut aussi évoquer le suicide plus ou moins dramatiquement et mettre le médecin mal à l’aise sur cette question pour laquelle il se sent impuissant. Pourtant, dépister un adolescent suicidaire ne nécessite pas systématiquement la mise en place immédiate de mesures de protection. Un rendez-vous proposé ultérieurement peut donner le temps de la réflexion, tant pour le médecin que pour l’adolescent, préparant un suivi ambulatoire.
Il semble donc toujours positif d’évoquer les idées ou les actes suicidaires, même chez les 94 % d’adolescents consultant pour des motifs non psychologiques. D’où l’idée de la Haute Autorité de santé (HAS) de mettre à la disposition des médecins généralistes – premier maillon d’une chaîne pluridisciplinaire qui prendra ensuite en charge les jeunes patients – un outil d’aide au questionnement, comme cela est indiqué dans la recommandation de bonne pratique de septembre 2021 (4).
L’instance insiste : poser la question à un enfant ou un adolescent sur l’existence d’idées suicidaires n’induira pas chez lui de telles idées ou ne provoquera pas de passage à l’acte. Il est recommandé d’être clair et explicite lorsque la question est abordée.
La HAS propose des recommandations en trois axes : repérage des enfants à risque, évaluation de la crise suicidaire, orientation du patient suicidant ou suicidaire.
SAVOIR REPÉRER, DÉTECTER
Repérer les enfants et adolescents suicidaires ou à risque suicidaire repose sur un test de dépistage, une écoute active et un questionnement direct sur l’existence d’idées ou de conduites suicidaires actuelles, récentes ou anciennes. Certains signes doivent alerter le médecin : insomnies (trouble du sommeil, cauchemars), stress (familial ou scolaire), brimades (harcèlement scolaire, cyberharcèlement) ou recours au tabac. Le Bullying Insomnia Tobacco Stress Test (BITS) (chez les plus de 12 ans) est l’outil de dépistage recommandé par la HAS. Il pourrait être proposé à tous les adolescents venant en consultation pendant, par exemple, la présence en salle d’attente.
ÉVALUER UNE CRISE SUICIDAIRE
En cas de signes positifs au test de dépistage BITS (score supérieur ou égal à 3), il est nécessaire d’adopter un langage clair, sans détour ni sous-entendus (ne pas parler d’idées noires, par exemple). L’écoute attentive et le questionnement direct sont des éléments clés de l’entretien dont une partie pourra être réalisée en tête-à-tête avec l’enfant (en dehors de la présence des parents). Cet entretien doit être réalisé dans un contexte propice, dans un lieu adéquat, avec un climat d’empathie, de non-jugement et de bienveillance et dans le respect de la confidentialité. L’entretien sera complété – dans la mesure du possible – par le recueil d’informations auprès du ou des titulaires de l’autorité parentale ainsi que d’autres personnes, dans le respect du secret médical (infirmier et/ou médecin scolaire, médecin traitant, pédiatre, etc.), tout en prenant systématiquement en compte l’environnement de l’enfant ou de l’adolescent, en particulier ses interactions avec sa famille et ses pairs. Ces échanges permettront notamment de recueillir des éléments sur d’éventuels problèmes liés au cyberharcèlement, qui est devenu endémique depuis la pandémie de Covid (une hausse de 57 % des violences numériques en 2020 par rapport à 2019, selon l’association e-Enfance). D’autres entretiens peuvent suivre, avec un délai d’autant plus court que le niveau d’urgence et de vulnérabilité est grand.
L’évaluation de la crise suicidaire de l’enfant et de l’adolescent procède d’une démarche clinique. Pour ce faire, la HAS distingue :
• l’urgence suicidaire, qui correspond à la probabilité que la personne adopte une conduite suicidaire potentiellement létale à court terme. Son évaluation comprend, entre autres, l’appréciation du niveau de souffrance, la caractérisation des idées (intensité, fréquence, durée…) et la recherche d’un scénario suicidaire ;
• la vulnérabilité suicidaire, qui correspond à la probabilité que la personne adopte une conduite suicidaire à moyen et/ou long terme. Son évaluation comprend, entre autres, la caractérisation des facteurs de risque : antécédents familiaux ou personnels de tentative de suicide ou blessures auto-infligées ; existence d’un trouble psychiatrique, d’une maladie chronique, de difficultés familiales ; harcèlement par les pairs (réseaux sociaux…) ; violences (physiques, psychologiques, sexuelles), etc. La HAS détaille aussi les facteurs de protection familiale, sociale, spirituelle et de coping (capacité de recherche d’aide et de résolution des problèmes).
Des outils validés d’évaluation standardisée, comme la version française de la Columbia Suicide Severity Rating Scale, peuvent aider pour un état des lieux des idées suicidaires et du risque de passage à l’acte à court, moyen ou long terme.
ORIENTER
Des propos suicidaires chez un enfant ou un adolescent ne doivent jamais être négligés ou banalisés. Tout enfant ou adolescent ayant fait une tentative de suicide récente doit être orienté vers un service d’urgences, quel que soit le niveau d’urgence suicidaire actuel.
En cas d’idées suicidaires mais sans tentative de suicide récente, la conduite à tenir dépend de l’évaluation de l’urgence suicidaire :
• si l’urgence suicidaire est élevée : l’enfant ou l’adolescent est envoyé aux urgences ;
• si l’urgence suicidaire est faible à moyenne : orienter vers une prise en charge ambulatoire de deuxième ligne (centre médico-psychologique ou médico-psycho-pédagogique (CMP, CMPP), psychiatre libéral, maison des adolescents) ;
• en dehors des situations d’urgence élevée, une réévaluation peut être conduite dans les 2 ou 3 jours afin de préciser le niveau d’urgence et de vulnérabilité. Dans ce contexte, il convient de demander à l’entourage à ce que l’ensemble des moyens létaux soient retirés ou mis hors de portée ; d’informer le patient et sa famille sur la conduite à tenir en cas d’aggravation de la crise suicidaire actuelle ou de nouvelle crise suicidaire et d’informer le patient et sa famille sur l’effet désinhibiteur de l’alcool et des autres substances.
Il est donc utile pour le médecin généraliste d’établir en amont un carnet d’adresses de ses correspondants en répertoriant les services d’urgences générales et spécialisées (CMP, CMPP, psychiatres libéraux, maisons des adolescents) sur son secteur d’exercice, ainsi que leurs conditions d’accueil. Enfin, en cas de doutes ou de questions, les médecins peuvent appeler le numéro national de prévention du suicide (3114).
Dr Isabelle Catala (rédactrice), relecture du Dr Camille Lepine (médecin généraliste, maison urbaine de santé du Neuhof, maître de conférences au département de médecine générale de l’université de Strasbourg)
BIBLIOGRAPHIE
1. Chan-Chee C. Les hospitalisations pour tentative de suicide dans les établissements de soins de courte durée : évolution entre 2008 et 2017. BEH, 3-4 févier 2019.
2. Chan-Chee C, du Roscoät E, Thomas P et coll. Suicides et tentatives de suicide : données épidémiologiques récentes. BEH, 3-4 février 2019.
3. Chabaud F, Binder P. Dépister les conduites suicidaires des adolescents (1) : conception d’un test et validation de son usage. Rev Prat Médecine Générale. 2004 ; 18(650) : 57680. http://solr.gmsante.fr/MG/20 04/650/MG_2004_650_576.pdf
4. HAS. Idées et conduites suicidaires chez l’enfant et l’adolescent : prévention, repérage, évaluation, prise en charge. 9 septembre 2021.
5. Cousien A, Acuqaviva E, Kernéis S et coll. Temporal Trends in Suicide Attempts Among Children in the Decade Before and During the Covid-19 Pandemic in Paris, France Jama Network Open. 2021;4(10):e2128611. doi:10.1001/jamanetworkopen.2021.28611
6. Drees. Suicide : mesurer l’impact de la crise sanitaire liée au Covid-19. Effets contrastés du sein de la population et mal-être chez les jeunes. 5e rapport/septembre 2022. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-10/ONS…
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