En 1984, une enquête est réalisée dans 51 hôpitaux de l’état de New York pour évaluer la qualité des soins et déterminer la fréquence des erreurs médicales. Cette enquête a été commanditée dans un cadre assurantiel parce qu’il existe une augmentation importante du nombre des plaintes de patients. Ce n’était pas la première fois qu’une telle enquête était lancée mais la méthodologie, rigoureuse, permettait de mettre en place des standards d’identification et de mesure des erreurs médicales.
Cette enquête (1), la Harvard Medical Practice Study (HMPS) met en évidence que des événements dommageables pour le patient (prolongation de l’hospitalisation, complications, voire décès) sont en rapport avec la prise en charge médicale et non avec la pathologie et qu’ils surviennent dans 3,7 % des hospitalisations. Et dans 27,6 % des cas, on retrouve une erreur médicale. Extrapolés à l’ensemble des hôpitaux de New York ces résultats ont abouti au nombre important de survenue de 27 179 erreurs médicales pour la seule année 1984 !
-› Il a fallu attendre, fin 1999, la sortie d’un rapport de l’Institute of Medicine (IOM) - s’appuyant sur les résultats de la HMPS ainsi que sur ceux de la Utah-Colorado Study (2) - , pour que le mouvement de la sécurité du patient soit lancé. Ce rapport de l’IOM (3), dont le titre met l’accent sur la nature humaine des erreurs – to err is human (se tromper est humain)-, indique qu’il y aurait au moins 44 000, voire 98 000 décès chaque année dans les hôpitaux américains suite à des erreurs médicales. Ces chiffres sont plus importants que ceux des accidents de la route (43 458), du cancer du sein (42 297) et du syndrome d’immunodéficience humaine (16 516). Ils seraient, selon Lucian Leape, principal auteur de la HMPS, équivalents à ceux entraînés par le crash de trois jumbo jet tous les deux jours pendant un an ! Outre ces chiffres spectaculaires, le rapport indique que les causes des erreurs ne tiennent pas tant à la formation technique des professionnels de santé qu’à la mauvaise organisation du système, son éclatement, son manque de culture de coopération, sa complexité. Le système ne s’améliorera qu’en se réformant profondément.
-› Les publications concernant ce nouveau champ d’étude vont se multiplier à partir de la parution du rapport. Une étude parue dans Quality and Safety in Health Care recense plus de 2 000 articles consacrés à la sécurité du patient pour la seule année 2005. Les auteurs de l’étude indiquent que ces articles tournent autour de trois questions : la mise en évidence de l’importance du problème (l’épidémiologie), les causes profondes qui expliquent les erreurs et les solutions proposées.
-› Concernant plus particulièrement l’épidémiologie, beaucoup de données sont maintenant disponibles dans la plupart des pays. En France, l’enquête ENEIS (Enquête nationale sur les évènements indésirables liés aux soins) réalisée en 2004 et reproduite en 2009 (5) donne des résultats comparables à ceux des autres pays. D’autres études, menées à partir des bases de données assurantielles (6), confirment ce que l’on sait maintenant depuis les travaux du psychologue danois Rasmussen en 1987, ceux de Leape en 1991 et de Reason en 2000, à savoir que les erreurs et retards de diagnostic se rencontrent dans un tiers des dossiers, tandis que les dysfonctionnements du système expliquent les deux autres tiers restants. Parmi les solutions proposées pour réduire l’erreur, deux sont largement mises en avant : la première est la mise en place de protocoles informatisés et de reminders. La seconde est… la réduction du temps de travail des médecins.
LE CHAMP DE LA MÉDECINE GÉNÉRALE
On comprend bien pourquoi autant d’événements dommageables pour les patients ont lieu à l’hôpital. Les patients sont souvent polypathologiques, les technologies utilisées sont complexes, les équipes sont importantes avec un risque de mauvaise communication et de mauvaise transmission de l’information entre membres de l’équipe, les bactéries sont souvent multi-résistantes, … En médecine ambulatoire, le cadre d’exercice est totalement différent, presque opposable point par point. Du reste, si on compare le montant de la prime en responsabilité civile professionnelle des médecins généralistes (autour de 300-400 euros par an) avec celle de certains spécialistes, comme les obstétriciens (la prime peut monter jusqu’à 25 000 euros), on se dit que les problèmes de sécurité ne concernent pas vraiment la médecine générale et ne sont pas aussi importants que dans ces professions, dites à risque. Pourtant, il existe un trou noir, un déficit majeur de connaissances sur la sécurité du patient en médecine générale et, d’une façon plus large en médecine de soins primaires.
-› Dans l’analyse de la littérature qui a été réalisée par Makeham et Dovey (7), sur commande de l’Organisation Mondiale de la Santé, on retrouve un nombre faible de recherches qui s’appuient sur le risque en MG (moins d’une cinquantaine) et ces recherches sont peu concordantes en ce qui concerne l’approximation de ce risque. Ainsi, il y a 25 définitions différentes du terme « erreur médicale » ; Il y aurait selon les études entre 5 et 80 erreurs pour 100 000 consultations. Les erreurs de diagnostic seraient en cause le plus souvent mais avec des variations très importantes, entre 26 à 78 % des cas, alors que les erreurs de traitement se retrouvent dans 11 à 42 %. Enfin, 60 à 83 % des erreurs pourraient être évités. Les auteurs de ce travail mettent en avant l’urgence de développer la recherche sur la sécurité du patient en soins primaires, « the study of patient safety in primary care is still in its infancy ».
PILOTER LES TEMPS DE L’ACTIVITE MEDICALE DE FAÇON SURE
Il est habituel de penser que l’exercice de la médecine est avant tout un art, un savoir faire basé sur une somme considérable de connaissances à mettre à disposition au bon moment pour gérer au mieux l’infinie diversité de trajectoires des patients venant au cabinet. Dans la réalité, l’université nous apprend plutôt un système des connaissances codifié par domaine médical : organe, fonction, pathologie, diagnostic étiologique, différentiel, bilan, conduite thérapeutique, etc. Ces découpages familiers, cartésiens irriguent les centaines de recommandations existantes, qu’elles soient sur le fond (thérapeutiques) ou sur la forme (façon d’exercer les soins).
Il faut bien reconnaître que cette approche protocolisée de la médecine nous éloigne chaque jour un peu plus de l’idée d’un Art de la pratique pour nous convaincre que la médecine est avant tout une discipline scientifique qui forme des acteurs équivalents plutôt que des artisans, un vieux débat de la littérature commencé avec Claude Bernard ; la médecine deviendrait une déclinaison scientifique de pratiques réglées, prouvées, et de plus en plus collégiales -surtout quand il s’agit de prendre des décisions difficiles-, et dont il serait difficile de prétendre s’éloigner sans vouloir faire prendre des risques aux patients.
L’art de la sécurité : piloter d’abord la patientèle avant le patient
Paradoxalement, l’art est moins dans la technique médicale du colloque singulier, d’ailleurs de moins en moins singulier et de plus en plus codifié comme on vient de le voir, que dans le contrôle cohérent et dynamique global de la patientèle dans son ensemble et dans les compromis que requiert cette vision globale.
-› Il faut en effet amener, autant que faire se peut, tous les patients du cabinet à une amélioration clinique, en restant humainement disponible (tous les patients méritent l’écoute), socialement efficace (pour un coût maîtrisé par la société, et en connaissant bien sa propre dépendance au reste du système médical), et personnellement préservé (en travaillant un nombre d’heures finies, au-delà duquel d’autres priorités existent aussi dans la vie). On sait intuitivement que la satisfaction idéale de chacune de ces dimensions excède largement le temps total dont dispose le médecin ; il lui faut donc faire des choix, arbitrer, prioriser, reculer avec discernement des actions qu’il aurait pu faire tout de suite, anticiper d’autres actions, bref
s’adapter en permanence dans la gestion de ce flux de contraintes compétitives et contradictoires.
L’art dont on parle est celui d’un compromis professionnel maîtrisé, qui permet de piloter des dizaines, voire des centaines de trajectoires de patients simultanément, pour amener chacun à bon port, sans perdre soi-même le contrôle économique du cabinet médical et sans souffrir de conséquences personnelles ou familiales majeures.
-› La métaphore de la conduite automobile apparaît appropriée : progresser sur le but, raisonnablement vite, en restant sur la route, tout en acceptant les milliers de contrariétés et de contraintes provoquées par les autres usagers. Cette conduite sûre n’est pas contradictoire avec des dizaines d’écarts ponctuels mais volontaires au code de la route pour le bénéfice de la sécurité (dépassement sûr en léger excès de vitesse, écart de trajectoire pour sécuriser un piéton ou un cycliste), voire à des déviances ou des adaptations maîtrisées mais répétées pour gérer le bénéfice global de la trajectoire et des contraintes d’horaires. Tous ces écarts restent acceptables s’ils sont conscients, maîtrisés, et finalement justifiés par un compromis raisonnable.
Oui mais voilà, qu’est ce qu’un compromis raisonnable ? Comment estimer cette maîtrise de la conduite globale de la patientèle ? L’approche Qualité et Sécurité des soins actuelle ne répond pas à cette question car elle est centrée sur la même logique que celle de l’université, fédérée par les groupes et pathologies de patients équivalents, alors que l’objet ici renvoie au contraire à la logique et l’organisation propre à chaque médecin pour gérer de façon sûre la totalité de sa patientèle. Bien sûr les deux univers communiquent mais ce sont deux points de vue complémentaires.
Le contrôle de différents types de temps que doit gérer le médecin de ville avec des dates butoirs, des points critiques, des agendas perturbés, est au centre de ce regard nouveau.
Les différents temps de l’activité médicale comme caractéristiques du risque à maîtriser (11,12)
L’activité médicale gère un univers incertain, qui évolue avec ou sans l’action médicale (pouvoir propre de la maladie), et qui sollicite plusieurs types d’anticipations pour garder le contrôle du patient et du cabinet. On peut ainsi distinguer 5 différentes sources de temps, ou tempos, qu’il convient de contrôler chacun pour ce qu’il représente de risques propres, et au niveau du tout (de la synchronie de ces 5 tempos) pour garder le contrôle global.
• Le tempo de la maladie et du traitement est sûrement est le plus dimensionnant des temps maniés par le médecin pour classer le patient dans une boîte de temps disponible et d’inquiétude pour guider l’action que l’on a avec lui, le revoir, le transférer, le gérer avec des boucles externes importantes, etc. On sait par exemple qu’un syndrome grippal standard va évoluer sur 10 jours en moyenne avec un rebond (V), que la plupart des cancers ont une évolution assez lente pour autoriser une exploration en secteur non hospitalier sans prendre de risques inconséquents d’aggravation sur une période de 1 à 3 mois (le temps de récupérer tout le bilan), qu’une suspicion de syndrome de queue-de-cheval sur hernie lombaire ne peut pas attendre et doit être hospitalisée tout de suite, qu’un traitement antalgique sur une lombalgie peut demander plusieurs jours pour porter ses fruits, bref, on connaît par expérience (plus que par apprentissage à l’université) des durées, des fenêtres de temps utiles et raisonnablement sécurisées qui permettent de distribuer le temps avec une priorité différente sur chaque patient, de rassurer, et aussi d’organiser son activité, en se réservant des flexibilités selon l’urgence perçue du temps restant pour contrôler le patient. A noter que l’analyse de près de 1 000 dossiers de plaintes de médecine générale criblés sous l’angle de la maîtrise du temps (6) montre sans surprise, que le contributeur le plus fort est la mauvaise estimation du tempo de la maladie et du traitement.
• Le tempo du patient est différent, mais tout aussi stratégique. Le patient contrôle une partie de l’agenda de sa maladie ; il décide d’exprimer ses symptômes selon des modalités fortement pondérées par sa personnalité et ses propres angoisses, parfois alarmiste, parfois au contraire réticent à parler de ce qui lui fait peur. Il se plaint souvent de retard de diagnostic mais les études montrent qu’il est lui-même très souvent participatif à ces retards, tardif dans sa demande, négligent dans l’exécution des examens prescrits, noyant la demande dans un concert d’autres demandes jugées plus prioritaires, ou simplement participant par son ton et ses attitudes à réduire l’échange avec le médecin (13,14).
• Le tempo du cabinet est le plus familier : il conjugue quatre facteurs à maîtriser autour de la conduite de la consultation :
1- Le temps de l’examen, du déshabillage et rhabillage particulièrement chez les personnes âgées, de
l’interrogatoire, de l’annonce et de l’explication, etc.
2- Les interruptions incessantes : qu’il s’agisse de téléphone, de malades surajoutés, de visites impromptues, etc.
3- Tous les temps administratifs à glisser dans la journée : temps de gestion financière bien sûr, mais plus encore les temps répétitifs d’appel des collègues (au point de souvent renoncer à avoir son interlocuteur, occupé, injoignable, …), les temps de classement et de regard sur le courrier et les examens complémentaires, etc.
4- Enfin les temps privés : la médecine n’est qu’un morceau de vie, et il faut souvent accorder des priorités ponctuelles à des temps de vie privée glissés dans l’agenda professionnel (gérer des problèmes, rentrer plus tôt pour une raison familiale, s’occuper de charges intercurrentes dans la journée pour les enfants ou le foyer, etc).
• Le temps du système médical est redoutable. En ville les patients sont libres, et toute prescription d’examen ou de consultation spécialisée est balistique. On ne sait jamais totalement quand le patient va revenir, va obtenir le rendez vous, va obtenir le résultat… Cette incertitude rejoint le tempo de la maladie : on a en tête des intervalles de temps utiles, mais qui peuvent s’avérer fragiles : par exemple un bilan pour fatigue n’est pas d’urgent à une semaine près, mais une prescription de dosage de troponine n’a de sens que si on la récupère dans la même demi-journée… Certains examens sont "injouables" dans le tempo de la maladie, par exemple obtenir un bilan imagerie et une consultation de neurologue en externe dans la journée parce qu’on a une suspicion de début de syndrome de queue de cheval… mieux vaut ne pas prendre le risque et hospitaliser.
• Le tempo cognitif du médecin enfin, est sans doute le tempo le plus singulier parce qu’il joue sur un temps le plus souvent assez court, mais tout de même perturbant pour le travail : il touche à nos capacités du moment à retrouver l’information dont a besoin face au patient, fonctions de la fatigue, de la fréquence avec laquelle on utilise ces informations et des interruptions subies au moment de l’amorçage de recherche d’information en mémoire (distractions, recherche d’un autre mot ou d’une autre situation qui font écran à l’accès en mémoire). Dans bien des cas, on sait que l’on connaît cette information, mais on se rend compte aussi qu’on ne la recouvrera pas en temps utile devant le patient, et on va faire une circonvolution intellectuelle, changer de stratégie, de médicament, faire autrement sans trop le montrer au patient pour ne pas perdre la face. Ces pannes cognitives relatives peuvent souvent conduire à oublier ce que l’on voulait dire ou prescrire au patient.
L’art du médecin : jouer des temps plus qu’être pris par le temps
Le temps est un révélateur de l’évidence. Plus on attend, plus les phénomènes qui ont une évolution propre se révèlent. Jouer avec le temps est donc fondamental particulièrement en ville puisque les patients ont des pathologies plus volontiers débutantes. En même temps, le temps gagné sur l’une des dimensions citées précédemment est toujours réutilisé pour un bénéfice, pour une autre dimension. La personne âgée qui vient pour un renouvellement d’ordonnance ne sera pas déshabillée, et ce temps gagné profitera peut-être à la demi-heure d’explication qu’il faut consacrer à une annonce difficile à la jeune patiente d’après, ou à un temps social gagné à la maison par un retour plus précoce que d’habitude. Tous les temps et tous les tempos s’échangent dynamiquement ; ce que l’on donne à l’un est enlevé aux autres, mécaniquement, puisque l’écoulement total du temps est lui guidé par des lois physiques externes. Cette gestion peut être aidée, elle est tout sauf intuitive, et son dérapage chronique peut conduire à une explosion des erreurs médicales.
CONCLUSION
Dans tous les pays développés, la sécurité du patient devient une nécessité incontournable, que ce soit à l’hôpital ou en ville. En France, des équipes s’intéressent à l’étude du risque médical et à sa prévention en milieu ambulatoire mais ce domaine reste encore assez marginal pour la grande majorité des praticiens en exercice. Des enseignements commencent à apparaître dans les programmes des DES de médecine générale (15). La question maintenant est de sensibiliser le plus grand nombre de médecins aux problèmes soulevés par la sécurité du patient.
Mise au point
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