Troubles des conduites alimentaires

LE DIAGNOSTIC DE LA BOULIMIE ET L’HYPERPHAGIE BOULIMIQUE

Publié le 19/09/2019
Article réservé aux abonnés
La boulimie et l’hyperphagie boulimique sont deux troubles des conduites alimentaires difficiles à repérer, silencieux, ayant de fortes répercussions sur la santé et l’environnement social et familial. Une prise en charge précoce diminuerait le risque de complications. Décryptage des  premières recommandations de la HAS.
Junk food

Junk food
Crédit photo : freshidea / Adobe Stock

La boulimie et l’hyperphagie boulimique sont des troubles psychiatriques difficiles à repérer car les patients en parlent peu, ressentant souvent de la culpabilité et de la honte. Ces pathologies sont insuffisamment repérées et prises en charge ; leurs formes partielles le sont encore moins fréquemment. 12 % des sujets souffrant de boulimie consultent en médecine générale (vs 6 % en psychiatrie). Ils consultent plus fréquemment leur médecin généraliste dans les cinq années précédant le diagnostic.

La HAS, en partenariat avec la Fédération française anorexie boulimie, publie des recommandations sur leur repérage et leur prise en charge qui s’adressent aussi bien aux professionnels qu’aux patients et à leur entourage. Seuls les aspects de répérage et de diagnostic sont abordés dans cet article. La prise en charge le sera dans une prochaine parution.

DÉFINITIONS

La boulimie

Elle se caractérise par des crises, des phases d’absorption d’une grande quantité de nourriture en un temps restreint, associées à un sentiment de perte de contrôle et suivies de comportements compensatoires inappropriés : vomissements provoqués, emploi abusif de laxatifs, diurétiques ou autres médicaments, jeûne ou exercice physique excessif, grâce auxquels les personnes souffrant de boulimie ont généralement un IMC normal.

→ La fréquence des crises de boulimie et des comportements compensatoires est un élément nécessaire au diagnostic : une (DSM-5) à deux fois par semaine (DSM-IV-TR ou CIM-10) pendant une durée de trois mois.

L’hyperphagie boulimique

Elle se caractérise par des épisodes récurrents d’ingestion massive de nourriture (en moyenne au moins une fois par semaine pendant trois mois) mais sans recours aux comportements compensatoires inappropriés caractéristiques de la boulimie. Le patient mange en outre beaucoup plus rapidement que la normale, jusqu’à éprouver une sensation pénible de distension abdominale ; il absorbe une grande quantité de nourriture sans ressentir la faim. Cela dans la solitude, parce qu’il se sent gêné par la quantité de nourriture absorbée et peut ressentir un dégoût de lui-même, être déprimé ou se sentir très coupable d'avoir trop mangé. C’est pourquoi les personnes souffrant d’hyperphagie boulimique sont généralement en surpoids ou en situation d’obésité.
 

Diagnostics différentiels d'hyperphagie d'origine organique

En cas de signes cliniques associés, éliminer les causes d’hyperphagie secondaire d’origine organique :

Tumeur cérébrale (frontale)
• Épilepsie partielle
• Syndrome démentiel
• Endocrinopathie (hyperthyroïdie, cushing, etc.)
• Syndrome de Kleine-Levin (préférentiellement chez les adolescents de sexe masculin qui associent des crises d’hyperphagie, une hypersomnie et des troubles du comportement sexuel).

Certaines hyperphagies peuvent être rencontrées dans d’autres troubles psychiatriques (accès maniaque, schizophrénie, psychose infantile). C’est l’entretien psychiatrique qui permettra d’éliminer le diagnostic.

ÉPIDÉMIOLOGIE

La boulimie, l’hyperphagie boulimique et leurs formes partielles débutent le plus souvent à l’adolescence et au début de l’âge adulte.

→ La boulimie touche environ 1,5% des 11-20 ans et concerne à peu près trois jeunes filles pour un garçon. Elle commence en moyenne à 18 ans, avec une possible augmentation de l’incidence chez les 15-19 ans.

→ Les formes partielles de boulimie sont deux à trois fois plus fréquentes que la boulimie. Si elles semblent moins graves en apparence, elles représentent des facteurs de risque aussi sévères que la boulimie pour la survenue de troubles physiques et psychiques à l’âge adulte.

→ L’hyperphagie boulimique est plus fréquente (3 à 5% de la population). Elle touche presque autant les hommes que les femmes et elle est plus souvent diagnostiquée à l’âge adulte (âge de début médian 21 ans). Elle est un facteur de risque d’obésité.

→ Ces troubles des conduites alimentaires ont un retentissement majeur sur la santé physique et psychique. Ils sont aussi souvent associés à d’autres troubles psychiatriques, au premier rang desquels la dépression, les troubles anxieux, les troubles addictifs et les troubles de la personnalité, simultanément ou au cours de la vie. Avoir souffert d’un trouble des conduites alimentaires fait courir le risque de souffrir d’une récidive ou d’une autre forme de ce trouble au cours de la vie.

→ La mortalité des personnes souffrant de boulimie est environ deux fois plus importante que celle observée en population générale, et notamment chez les sujets jeunes. Les causes fréquentes de décès de personnes boulimiques sont l’hypokaliémie, l’arythmie cardiaque ou encore la rupture digestive.

→ Le risque suicidaire est très élevé chez les personnes souffrant de boulimie : de 7 à 31 fois plus fréquent qu’en population générale. 23 % des décès seraient dus à un suicide. En ce qui concerne les formes partielles de boulimie, parfois considérées comme des formes moins sévères, leur mortalité est près de deux fois plus élevée que dans la population féminine générale du même âge.

→ Seule une minorité des personnes souffrant de boulimie (43,2 %) ou d’hyperphagie boulimique (43,6 %) est soignée pour ces affections.

REPÉRAGE

Un repérage précoce de la boulimie et de l’hyperphagie boulimique prévient le risque d’évolution vers une forme chronique et les complications somatiques, psychiatriques ou psychosociales. Combinée à un suivi prolongé, une prise en charge rapide améliore le pronostic des patients, comme le montre une étude en médecine générale aux Pays-Bas ayant identifié le repérage à un âge précoce (avant 19 ans) comme facteur prédictif d'une évolution favorable.

Compte tenu du vécu douloureux des patients, lié notamment au sentiment de honte et à la stigmatisation, il est recommandé de faire particulièrement preuve de bienveillance et d’empathie lorsque l’on recherche ces troubles.

Les populations cibles

Les populations qui mènent des activités professionnelles ou de loisirs à risque (pour la boulimie) : mannequins, disciplines sportives à catégorie de poids ou nécessitant le contrôle du poids (gymnastique, danse, en particulier classique, athlétisme, natation synchronisée, culturisme, courses hippiques [jockeys], etc.) notamment de niveau de compétition. Ainsi que celles ayant des antécédents familiaux de troubles du comportement alimentaire.

Les situations à risque

Antécédents de troubles des conduites alimentaires (anorexie mentale…)

♦ Affections somatiques : variations pondérales rapides sans cause organique retrouvée ; pathologies telles que le diabète de type 2 nécessitant des régimes ; perturbations des menstruations, aménorrhée, troubles de la fertilité ; symptômes gastro-intestinaux inexpliqués (RGO, douleurs gastriques, troubles du transit) ; vomissements répétés inexpliqués ; hypokaliémies inexpliquées ; problèmes dentaires inexpliqués, en particulier érosion dentaire ; variations importantes de l’HbA1C ou du poids chez des diabétiques (pour lesquels existent des questionnaires de repérage : DEPS-R, m-EDI, m-Scoff).

♦ Manifestations psychologiques : tentatives de suicide, automutilations, addictions, abus de substances psychoactives (alcool en particulier), troubles anxieux et troubles de l’humeur (dépression, bipolarité), troubles de la personnalité dont la personnalité limite, TDAH, psycho-traumatismes (abus sexuels et maltraitance, etc.).

♦ Rechercher systématiquement une hyperphagie boulimique : en cas de surpoids ou d’obésité, en cas de demande de chirurgie bariatrique, en cas d’échec de la perte de poids après cette dernière, en cas de trouble bipolaire et chez les patients sous antipsychotiques en raison de la prise de poids et des troubles métaboliques associés.

Les signes cliniques d’appel

♦ Demande de régime amaigrissant ou de perte de poids

♦ Habitudes alimentaires restrictives, exclusions alimentaires, recours inapproprié aux produits ou méthodes dits « à visée amaigrissante, drainante, purificatrice, détox », usage inapproprié de laxatifs, diurétiques, compléments alimentaires

♦ Inquiétude de l’entourage (parents, conjoint, fratrie) face au comportement alimentaire

♦ Exercice physique excessif

♦ Préoccupations excessives autour du poids ou de la corpulence, particulièrement en cas d’IMC normal ou bas (boulimie)

♦ Angle sous-mandibulaire gonflé (parotidomégalie), signe indirect de vomissements (boulimie)

♦ Signe de Russell (abrasions sur le dos de la main liées aux vomissements – boulimie).

Méthode de repérage recommandée

♦ Au cours de l’évaluation clinique, il est possible d’inclure des questions spécifiques, par exemple :

« Avez-vous ou pensez-vous avoir un problème avec votre poids ou votre alimentation? »

« Votre poids vous inquiète-t-il de manière excessive? »

« Votre poids influence-t-il la façon dont vous vous sentez? »

« Est-ce que quelqu’un de votre entourage pense que vous avez un problème avec l’alimentation? »

« Est-ce que vous vomissez? Vous arrive-t-il de vous faire vomir? ».

♦ L’utilisation d’un questionnaire court adapté et validé (SCOFF-F, ESP…)♦ Chez les adolescents et jeunes adultes, il est recommandé de faire une consultation en plusieurs temps, permettant de les voir avec puis sans les parents (ou accompagnants).
 

Repérage : les freins des médecins généralistes

Plusieurs travaux suggèrent que les soignants et en particulier les médecins généralistes rencontrent des difficultés à la prise en charge des patients atteints de troubles des conduites alimentaires, voire éprouvent un sentiment d’impuissance. Le sentiment ou la crainte de l’échec chez le soignant peut conduire à une absence de diagnostic. Pour éviter de prendre en charge la personne malade, du fait de la complexité de la situation.

L'EXAMEN CLINIQUE

Une fois le diagnostic de boulimie ou d’hyperphagie boulimique évoqué, il est recommandé de réaliser une évaluation clinique globale initiale comprenant les aspects somatiques – y compris dentaires –, nutritionnels et psychiatriques, si besoin par des professionnels de spécialités différentes. Un bilan biologique complétera l’évaluation, ainsi qu’un ECG en cas de conduites de purge.

Cette évaluation a pour but d’identifier les risques physiques et psychologiques (y compris suicidaires), ainsi que les conséquences sociales. Aborder avec précaution, empathie et bienveillance le sujet des troubles des conduites alimentaires, si besoin en plusieurs fois, et en ayant à l’esprit la difficulté des patients à parler de ce type de troubles.

Entretiens initiaux

→ Commencer par explorer le motif de la consultation : quelles sont les demandes et les plaintes du patient ? Puis :

♦ Reprendre le déroulement du développement des troubles : où, contexte, facteurs déclenchants (émotions, aliments), quand, comment ?

♦ Interroger sur la quantité et le type d’aliments ingérés ou le type de boissons (potomanie, alcoolisation).

♦ Interroger sur les stratégies de contrôle du poids (conduites purgatives, etc.) ainsi que la fréquence et les sentiments induits (culpabilité et honte associées), le retentissement sur l’image du corps.

♦ L'impact sur le sommeil et l’humeur (idées suicidaires, en particulier post-crise) est important à évaluer, ainsi que le retentissement social et sexuel, voire professionnel et financier.

♦ Dresser la liste des traitements en cours.

Bilan somatique initial

→ Il doit être aussi complet que possible.

♦ Évaluation staturo-pondérale : maigreur, surpoids, obésité

♦ Examen cardiovasculaire : recherche de palpitations, douleur thoracique, dyspnée, pression artérielle, pouls, ECG

♦ Examen gastro-entérologique : troubles digestifs hauts, douleurs abdominales, troubles du transit (diarrhée/constipation), signes d’hémorragie digestive

♦ Examen dermatologique : scarifications, callosités sur le dos des mains (signe de Russell lié aux vomissements fréquents), symptômes de carences liées à la malnutrition (perte des cheveux, ongles cassants, perlèche…)

♦ Examen ophtalmologique : hémorragies sous-conjonctivales (liées aux efforts de vomissement)

♦ Examen musculaire : fatigabilité, crampes, fasciculations

♦ Examen stomatologique : hypertrophie parotidienne (liée aux vomissements), perlèche, état dentaire et muqueux. L’examen dentaire doit être répété tous les 6 mois en cas de vomissements.

♦ Évaluation endocrino-gynécologique : recherche de troubles du cycle menstruel. Pour les plus jeunes : recherche d’un retard pubertaire

♦ Bilan du retentissement de l’obésité, le cas échéant

♦ Bilan biologique initial (NFS, plaquettes, hémostase, ionogramme sanguin, créatinémie, réserve alcaline, glycémie à jeun).

→ Les signes liés aux complications des crises d’hyperphagie, aux stratégies de contrôle de poids ou au surpoids/obésité sont détaillés dans le tableau 1.

L’évaluation psychiatrique

Les antécédents d’idées suicidaires ou actuelles, les tentatives de suicide doivent être recherchées. Le risque suicidaire est majoré chez les patients souffrant de boulimie nerveuse, notamment en cas d’antécédents d’abus (psychologiques, physiques et sexuels) ou de troubles de la personnalité.

Les comportements d'automutilation, l’impulsivité, les troubles anxiodépressifs, les TOC, les personnalités et la notion de TDAH font partie de cette évaluation.

UNE PRISE EN CHARGE PRÉCOCE ET PLURIPROFESSIONNELLE

Le but premier de la prise en charge n’est pas la perte poids ou l’arrêt des crises. Elle vise trois objectifs : soigner les complications somatiques, restaurer un comportement alimentaire adapté et traiter les troubles psychiques associés. La prise en charge doit être d’emblée pluriprofessionnelle et coordonnée : somatique, psychiatrique, nutritionnelle, sociale et familiale. Sa précocité est essentielle pour favoriser une guérison plus rapide, et éviter la chronicité. Mais elle s’étend souvent sur plusieurs années.

Les soins seront adaptés au patient, à son âge et à l’intensité de ses troubles. Leurs modalités seront déclinées en fonction de l’offre locale de soins. L’approche psychothérapeutique est incontournable. Les traitements psychotropes (les ISRS notamment) trouvent leur place en seconde intention chez l’adulte, en cas d’impossibilité d’accéder à une psychothérapie structurée.

Bibliographie

1-    HAS, Fédération Française Anorexie Boulimie. Boulimie et hyperphagie boulimique : Repérage et éléments généraux de prise en charge. Recommandation de bonne pratique. Argumentaire scientifique. Juin 2019. https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-09/boulimie_e…

2-    HAS, Fédération Française Anorexie Boulimie. Boulimie et hyperphagie boulimique : Repérage et éléments généraux de prise en charge. Recommandation de bonne pratique. Texte des recommndations. Juin 2019 https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-09/boulimie_e…

 

Liens d'intérêts

Aucun

 

Dr Linda Sitruk, synthèse de la recommandation de la HAS

Source : Le Généraliste: 2881