Thérapeutique

PRESCRIRE OU NON DES STATINES CHEZ LE SUJET ÂGÉ

Publié le 19/10/2018
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Ce travail espagnol publié dans le BMJ soulève un problème quotidien de l’initiation d’une statine chez un sujet âgé en prévention primaire. Faute d'essais randomisés, les recommandations sont très différentes d'un pays à l'autre. Seuls les sujets diabétiques âgés de 75 à 84 ans bénéficieraient de cette prescription en prévention primaire.
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Crédit photo : phanie

Statines en prévention primaire des évènements cardiovasculaires et de la mortalité totale chez les sujets âgés ou très âgés avec ou sans diabète de type 2 : étude de cohorte rétrospective
Ramos R, Comas-Kufí M, Martí-Lluch R, & al. Statins for primary prevention of cardiovascular events and mortality in old and very old adults with and without type 2 diabetes : retrospective cohort study BMJ 2018. http://dx.doi.org/10.1136/bmj.k3359

CONTEXTE

Depuis plusieurs années, l’intérêt clinique des statines chez les sujets âgés en prévention primaire est très controversé. Malgré cela, des initiations de traitement chez ces sujets ont été constatées, notamment au Royaume-Uni (1).

Ce paradoxe est lié au fait qu’un seul essai randomisé de bonne qualité a inclus des patients ≥ 70 ans. Prosper (2) a démontré que 40 mg de pravastatine réduisaient significativement les évènements cardiovasculaires (ECV). Ce bénéfice a été observé uniquement chez les patients ayant un antécédent d’évènement cardiovasculaire clinique (prévention secondaire). Le résultat chez les sujets en prévention primaire à haut risque était négatif, probablement à cause d’un effectif limité à 3 239 patients et/ou d’une durée trop courte (3,2 ans) : hazard ratio (HR) = 0,94, IC95 % = 0,77-1,15.
À l’inverse, une analyse post-hoc (exploratoire) du sous-groupe de 5 595 patients âgés de plus 70 ans inclus dans Jupiter (3) a montré que 20 mg de rosuvastatine réduisaient les ECV (avec un critère composite plus large que celui de PROSPER) : HR = 0,61, IC95 % = 0,46-0,82.

D’autres essais ont inclus quelques patients de plus de 70 ans, mais pas suffisamment pour trancher. Cette incertitude scientifique ouvre la porte à des initiations de prescription potentiellement inutiles et dont la balance bénéfice/risque individuelle pourrait être défavorable. Par exemple, les recommandations étasuniennes (4) et britanniques (5) aboutissent à ce que TOUS les sujets ≥ 75 ans soient éligibles à une statine. En France, la HAS est plus prudente en indiquant que la prolongation du traitement après 80 ans doit être guidée par le cumul des facteurs de risque (sans précision) ainsi que par la tolérance, et qu’il n’est pas recommandé de débuter une statine après 80 ans (6). Au total, la balance bénéfice/risque des statines chez les sujets de plus de 75 ans en prévention primaire n’est pas bien établie.

OBJECTIFS

Cette étude du BMJ s'est fixée pour objectif d'estimer l’efficacité clinique de l’instauration d’une statine chez des sujets ≥ 75 ans indemnes d’antécédents d’ECV établis.

MÉTHODE

Étude rétrospective de cohorte sur base de données. Les patients éligibles ont été inclus entre juillet 2006 et décembre 2007 et suivis jusqu’à fin décembre 2015. Ils ont été stratifiés selon qu’ils avaient reçu ou non une prescription initiale de statine et selon qu’ils étaient diabétiques de type 2 (DT2) ou pas.

Les deux critères de jugement principaux étaient l’incidence des ECV et la mortalité totale. L’analyse statistique a utilisé un modèle de Cox proportionnel ajusté sur le score de propension à recevoir une statine et sur de nombreux facteurs confondants pertinents : autres facteurs de risque CV, comorbidités CV ou non, coprescriptions médicamenteuses, paramètres biologiques. Les données manquantes ont bénéficié d’une imputation multiple par équations chaînées (7).

Dans un second temps, la même analyse statistique a été faite dans deux sous-groupes stratifiés selon l’âge : 75-84 ans et de plus de 85 ans. Les résultats sont exprimés en hasard ratio avec un intervalle de confiance à 95 %.

RÉSULTATS

Parmi les 157 747 patients de plus de 74 ans présents dans la base de données, 46 864 (indemnes de critères de non-inclusion) ont été inclus dans la cohorte, dont 7 880 (16,8 %) avaient un DT2. À l’inclusion, l’âge moyen était de 77 ans, 63 % des patients étaient des femmes, 58,8 % étaient hypertendus et 11,5 % étaient fumeurs. Le suivi médian a été de 5,6 ans.

Dans cette large cohorte, 7 502 patients (16 %) ont reçu une première prescription de statine, au moment de laquelle ils ne semblaient pas différents de ceux n’en ayant pas reçu. Le taux de données manquantes imputées allait de 13,1 % pour la pression artérielle systolique à 44 % pour le LDL-cholestérol chez les non diabétiques, et de 4,3 % à 20,4 % chez les DT2.

Chez les patients non diabétiques âgés de 75 à 84 ans, le HR des statines était de 0,94 ; IC95 % = 0,86-1,04 sur les ECV et de 0,98 ; IC95 % = 0,90-1,05 sur la mortalité totale (ns). Il en était de même chez ceux ≥ 85 ans.

► Chez les patients DT2 âgés de 75 à 84 ans, le HR des statines était de 0,76 ; IC95 % = 0,65-0,89 sur les ECV et de 0,84 ; IC95 % = 0,75-0,94 sur la mortalité totale. Il n’y avait pas de réduction du risque d’ECV ni de mortalité chez les patients DT2 ≥ 85 ans.

En résumé, l’initiation d’une statine chez les sujets de plus de 75 ans en prévention primaire réduit significativement les ECV et la mortalité totale, uniquement chez les DT2 âgés de 75 à 84 ans, et pas chez les non diabétiques, ni chez ceux de plus de 85 ans qu’ils soient diabétiques ou non.

COMMENTAIRES

► Si ce travail conduit par des chercheurs en santé publique biostatisticiens catalans avait pour objectif de trancher la question des statines chez les sujets âgés, c’est raté. Le seul résultat « positif » observé chez les patients DT2 n’est pas très original dans la mesure où cette population est exposée à un haut risque CV nettement supérieur à celui des non diabétiques.

De plus, le niveau de preuve de cette étude de cohorte rétrospective est plus que modeste pour au moins cinq raisons : pas de randomisation, pas d’adjudication externe des évènements CV, taux important de données manquantes (même correctement imputées), aucune information sur l’observance et impossibilité de faire une analyse ajustée sur tous les facteurs confondants : exercice physique, arrêt du tabac et alimentation par exemple.

Enfin, les résultats de cette étude sur base de données vont à l’encontre de ceux de la méta-analyse des essais randomisés ayant inclus 25 652 patients âgés en prévention primaire qui a montré une réduction significative des événements CV (8).

Par ailleurs, cette étude ne répond que très partiellement à la question de l’instauration d’une statine au grand âge et pas du tout à la question beaucoup plus fréquente en pratique de la poursuite d’une statine chez des sujets âgés en prévention primaire. Un essai randomisé en médecine générale française est en cours pour répondre à cette question (9). Cependant, les difficultés qu’il rencontre risquent de lui nuire. Par exemple, le protocole prévoyait d’inclure 2 540 patients de plus de 75 ans sous statine en prévention primaire entre avril 2016 et mars 2017, puis de les randomiser entre arrêt ou poursuite de la statine avec un suivi de 3 ans. Au 31 août 2018, seulement 1 031 d’entre eux étaient inclus.

► En pratique, la question d’instaurer un traitement par statine chez les sujets âgés n’a pas de réponse claire aujourd’hui. Il faudra attendre les résultats des 18 000 personnes incluses dans l’essai australien Staree (10) prévus en 2022 pour en savoir plus. Pour les patients âgés en prévention primaire comme pour ceux déjà traités, l’instauration ou la poursuite d’une statine dépend essentiellement de sa tolérance et de sa balance bénéfice/risque individuelle difficile à évaluer en l’état actuel des connaissances et des préférences du patient.

Bibliographie

1- O’Keeffe AG, Nazareth I, Petersen I. Time trends in the prescription of statins for the primary prevention of cardiovascular disease in the United Kingdom: a cohort study using The Health Improvement Network primary care data. Clin Epidemiol 2016;8:123-32.
2- Shepherd J, Blauw GJ, Murphy MB & al. Pravastatin in elderly individuals at risk of vascular disease (PROSPER): a randomized controlled trial. Lancet 2002;360:1623-30.
3- Glynn RJ, Koenig W, Nordestgaard BG, & al. Rosuvastatin for primary prevention in older persons with elevated C-reactive protein and low to average low-density lipoprotein cholesterol levels: exploratory analysis of a randomized trial. Ann Intern Med 2010;152:488-96.
4- Stone NJ, Robinson JG, Lichtenstein AH, & al. 2013 ACC/AHA guideline on the treatment of blood cholesterol to reduce atherosclerotic cardiovascular risk in adults. Circulation 2014;129(sup 2).
5- Ueda P, Lung TW, Clarke P, & al. Application of the 2014 NICE cholesterol guidelines in the English population: a cross-sectional analysis. Br J Gen Pract 2017;67:598-606. https://doi.org/10.3399/bjgp17X692141 Haute autorité de santé. Principales dyslipidémies : stratégies de prise en charge. https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_2039802/fr/principales-dyslipid…
6- White IR, Royston P, Wood AM. Multiple imputation using chained equations: Issues and guidance for practice. Stat Med 2011;30:377-99.
7- Teng M, Lin L, Zhao YJ, & al. Statins for Primary Prevention of Cardiovascular Disease in Elderly Patients: Systematic Review and Meta-Analysis. Drug Aging 2015 https://doi.org/10.1007/s40266-015-0290-9
8- Essai SAGA. http://statinesaugrandage.fr/
9- STAREE. Accès sur clinicaltrials.gov le 12/09/18. https://clinicaltrials.gov/ct2/show/NCT02099123

 

Dr Santa Felibre (Généraliste Enseignant, Paris)

Source : lequotidiendumedecin.fr