Entretien avec le Directeur général de Ramsay Santé

Pascal Roché, : « Sortons de ces querelles entre public et privé, n’oublions pas les enseignements de la crise Covid »

Par
Publié le 10/06/2022
Article réservé aux abonnés
À la tête du groupe de cliniques Ramsay Santé depuis 2011, Pascal Roché plaide pour une collaboration accrue entre secteurs public et privé face à un été qu'il craint difficile. Le patron du géant de l'hospitalisation privée annonce des mesures incitatives en interne face aux pénuries de personnel, détaille sa stratégie sur les soins de ville et plaide pour une allocation pluriannuelle des ressources, gage de visibilité pour les établissements.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Après deux années de Covid, quelle est la situation dans vos établissements en France ?

PASCAL ROCHÉ : La situation est difficile, pour différentes raisons. Nous avons 900 salles d’opération dans nos 130 établissements en France, on est là pour accompagner la reprise de l’activité sur la médecine libérale spécialisée, mais cette reprise est compliquée. Nous faisons face, comme toute la profession, à une difficulté structurelle de pénurie de personnels soignants, liée à la fatigue, à l’absentéisme.

Notre groupe a pris en charge 30 000 patients Covid en réanimation et soins intensifs, et 18 % des patients Covid en Île-de-France. Ces établissements où il y a eu beaucoup de patients Covid ont été bouleversés. En moyenne, 5 à 8 % de l'activité n'a toujours pas repris. Nous faisons le point tous les mois avec nos présidents de CME, et les clubs de spécialités médicales.

Partagez-vous le constat d'un été catastrophique à venir avec la crise des urgences ?

Nous avons 25 services d’urgences dans le groupe, pour 800 000 passages par an. Effectivement, c’est plus tendu que les années précédentes. Nous savons que, dans un ou deux services, cela va être très difficile cet été, notamment pour rester ouvert la nuit et assurer une continuité d'accueil. Il y a une grande crainte de l’effet domino : le pire serait qu’un directeur, le 29 juillet, nous dise, « je dois fermer ». Ça déstabilise tous les établissements alentour, c’est un cercle vicieux. Quand il commence à manquer des personnes, celles qui restent subissent plus de charge de travail, donc de charge émotionnelle et de fatigue, ce qui mène à des arrêts maladie.

Plus globalement, il nous manque 800 infirmières et aides-soignantes sur l'ensemble de nos établissements. Bien sûr, il y a certains territoires où il n’y a aucun problème, et d’autres où on ne peut pas ouvrir tous les jours des salles d’opération et des lits de médecine ! C’est le cas de notre hôpital à Annemasse, à proximité de la Suisse.

Comment remédier à ces pénuries de personnels ?

Nous allons annoncer des mesures à nos équipes, en prenant en compte trois grands axes : la situation géographique, le travail nuit/jour — il y a une désaffection chez les infirmières et les aides-soignantes, mais aussi chez les médecins des spécialités à garde — et les typologies de métier. En fonction des besoins, nous allons pérenniser des mesures salariales, notamment d’heures supplémentaires, renforcer la politique sociale avec des primes de cooptation et d’accueil et des initiatives en matière de conditions de travail, par exemple en finançant des logements dans certaines régions. Enfin, nous voulons jouer sur les leviers de la formation et de l'apprentissage.

Chaque directeur d’hôpital travaille sur tout ce qui peut faire gagner du temps médical et réduire l’administratif en supprimant les « irritants » et en veillant à la stabilité des plannings. Après, soyons honnêtes, ce n’est pas en deux mois qu’on va trouver des médecins et des infirmières ! Mais nous voulons plus recruter, fidéliser, simplifier la vie et, j’espère, redonner du sens aux métiers. C'est une attente réelle des personnels.

Y a-t-il un risque de retour des querelles de chapelles entre privé et public ?

Oui, en période tendue, il y a la tentation de dire "c’est la faute de l'autre", d'opposer la médecine libérale et la médecine hospitalière, le public et le privé. Or, je suis convaincu que notre pays a besoin d’un hôpital public fort et d’une hospitalisation privée forte, les deux vont ensemble. Nous avons intérêt à être dans l'émulation, chacun avec ses qualités d’agilité, de complexité de prise en charge.

J’entends les débats sur la permanence des soins ambulatoires mais, hors nuit profonde, elle est faite à 95 % en médecine de ville, si l'on en croit l'Ordre des médecins. De même, nos établissements prennent en charge tous les patients et toutes les pathologies, 10 % de nos patients sont bénéficiaires de la CMU. Sortons de ces querelles et n’oublions pas les enseignements de la crise Covid, où on a tenu tous ensemble. Il faut se donner les moyens de répliquer cela, en partant de la demande du terrain.

Une mission flash est en cours sur les urgences ; puis une concertation des parties prenantes d'ici à cet été. Quel message souhaitez-vous porter ?

En tant que premier acteur de santé privé en France, j’espère que nous serons associés et écoutés. Je pense que cela se fera à travers la FHP [Fédération de l'hospitalisation privée], nous sommes sur la même ligne avec Lamine Gharbi, son président. Avec la pénurie de soignants et la difficulté de cet été, il n’y a pas de recette miracle, il faut être pragmatique. La pire chose qui pourrait arriver, c’est un manque de concertation et d’anticipation. Il faut un dialogue avec les ARS pour trouver des solutions. Cela peut passer par une délégation des tâches encadrée entre médecins et paramédicaux.

L'autre sujet qui nous inquiète beaucoup, c’est la gouvernance et le financement. Nous manquons de visibilité. Un Ondam sur un an, dans une logique comptable, face à une inflation à 5,2 %, alors qu’on ne maîtrise pas les prix, cela devient critique ! Pour l’ensemble de la profession, le dernier chiffrage du surcoût lié à l’inflation est de 3,5 milliards d’euros, tandis que l’État a augmenté les tarifs des cliniques de 0,7 % en 2022… Nous avons vraiment besoin de cette visibilité à cinq ans et d’un contrat pluriannuel avec le gouvernement où nous, hospitaliers, nous engageons sur des indicateurs qualitatifs de santé publique, de pertinence, d’accessibilité et de continuité. Nous y sommes prêts. Enfin, il faut revoir la loi de 2016 sur le service public hospitalier et créer un service public de santé auquel tous les acteurs, quel que soit leur statut, doivent pouvoir participer.

Vous avez ouvert des centres de santé dans des zones de désert médical. Quelle est votre stratégie sur les soins de ville ?

Nous avons déjà ouvert trois centres à Pierrelatte et Bourg-de-Péage dans la Drôme, et à Ris-Orangis, dans l'Essonne. Un quatrième ouvrira bientôt à Argenteuil (Val-d'Oise) et un cinquième cet automne à Oyonnax (Ain). Notre stratégie à cinq ans est d’orchestrer les parcours de santé des patients, c'est-à-dire être présent pour répondre à leurs attentes, à partir de solutions digitales, de centres de soins primaires, d’imagerie, d'hôpitaux spécialisés, de soins en aval ou à domicile. 

Tout est parti de ce qui se fait en Suède — où nous avons 110 centres de soins primaires sur les 170 que nous comptons en Europe. Ces centres réunissent environ 15 professionnels (médecins généralistes, spécialistes, infirmières) dans une unité de lieu et de temps, où la prise en charge est protocolisée. Dans la plupart des cas, le patient est vu par une infirmière formée au suivi de pathologies chroniques, qui peut orienter vers le médecin. Il y a une délégation de tâches encadrée, de la prévention et l’utilisation d’outils digitaux pour aider et informer le patient.

Nous avons donc décidé de monter ces centres en France dans le cadre de l’article 51 et avons obtenu l’autorisation d'en ouvrir cinq, avec des indicateurs de qualité à reporter à l’État et un paiement à la capitation, avec un forfait versé par an et par patient. C’est une rupture ! Que le patient vienne une, dix ou 25 fois, on sera payé pareil. À nous donc de bien le prendre en charge, de dialoguer, de faire de la prévention pour qu’il soit en bonne santé.

Quels sont vos objectifs à court et moyen terme ?

On ne s’interdit pas de réfléchir à d’autres centres de soins primaires, par exemple avec des médecins libéraux, car cela correspond à des besoins qui vont s’accroître. À moyen terme, il faudra stabiliser le modèle économique. On fait le pari raisonné que la médecine de ville doit se développer, et l’État nous y incite. Il y a de la place pour tout le monde, d’autant plus si l’on se coordonne ensemble, et la réussite doit se mesurer sur l’amélioration de l'état de santé des patients pris en charge. Des ARS ou des mairies nous demandent déjà de tester le modèle chez elles. Si l’État nous le permet, nous ne nous interdisons pas de le faire.

Ces centres ont soulevé des critiques de la part de syndicats de libéraux…

Nous avons beaucoup dialogué avec les médecins sur ces centres de soins primaires. Je rappelle que nous prenons en charge tous les types de patients et de pathologies, et qu’il y a des demandes non satisfaites en termes d’accès à un médecin. On ne va que dans les endroits où il y a des besoins. À Pierrelatte, lors du premier jour d’ouverture, les patients faisaient la queue dehors ! J'ai la conviction qu'il faut essayer différents modèles de prise en charge, en fonction des territoires. Donc testons, et nous serons transparents sur les résultats. Je suis serein.

D’autres critiques émergent sur une financiarisation des soins de ville, avec une perte de contrôle des médecins. Que répondez-vous ?

Nous sommes une entreprise privée, nous l’assumons. Sur nos 130 établissements en France, certains sont déficitaires, et notre résultat net est modeste par rapport à notre taille. Chez Ramsay Santé, tous les investissements sont financés par le groupe, et portés par des actionnaires de long terme. Tous les choix de matériel sont faits de concert avec les médecins. Nous allons par exemple investir 250 millions d’euros cette année en chirurgie pour l'équipement de nos blocs opératoires.

Pourquoi avoir renoncé à acheter les centres de la Croix-Rouge ?

Dans un groupe comme le nôtre, nous étudions fréquemment des acquisitions potentielles et regardons si elles font sens d’un point de vue stratégique, médical et financier. Lorsque l’on rentre en discussion avec des entreprises que l’on va acheter et intégrer, il y a une phase d’exclusivité où l’on a accès à des données beaucoup plus précises sur l’entreprise. Je n’irai pas plus loin, par respect pour la Croix-Rouge, mais ces informations plus précises la concernant nous ont faits prendre la décision de mettre fin aux discussions.

Propos recueillis par Marie Foult

Source : Le Quotidien du médecin