Dossier

Bioéthique

L'archevêque de Paris aux médecins : « Le médecin n’a pas l’obligation de répondre à tous les desiderata des patients »

Publié le 07/05/2018
L'archevêque de Paris aux médecins : « Le médecin n’a pas l’obligation de répondre à tous les desiderata des patients »

Michel Aupetit
SEBASTIEN TOUBON

LE QUOTIDIEN : Comment qualifieriez-vous les évolutions de la médecine et, en parallèle, celles de la bioéthique ?

Mgr MICHEL AUPETIT : La médecine évolue et c’est important : plus on a de moyens à disposition, mieux l’on peut soigner les patients. La question bioéthique est : que fait-on de ce progrès technique ?J’ai peur que nous pratiquions une médecine à l’anglo-saxonne, fondée sur le contrat, et non plus une médecine fondée sur la relation de confiance entre le médecin et le patient, qui est pourtant la tradition médicale française. Je crois beaucoup à cette médecine fondée sur la confiance : la confiance fait partie prenante du soin. L’homme n’est pas seulement une mécanique ou un complexe moléculaire ou chimique ; c’est aussi une personne qui entre en relation. Et cette relation fonde le soin, l’accompagnement et la thérapie. Ce glissement vers le contrat m’inquiète. Je crois à la rencontre de deux libertés : le patient doit avoir la liberté de choisir son médecin ; et le médecin, sauf urgence, n’a pas l’obligation de répondre à tous les desiderata des patients. C’est le pacte fondateur de la médecine. Le corps médical est dans une situation difficile. Aujourd’hui, il tend à être considéré comme un prestataire de service. Et ça c’est terrible. « C’est possible, donc je vous le demande » : face à de telles sollicitations, le médecin a-t-il encore une latitude pour réfléchir, ou est-il simplement là pour exécuter des ordres ?

Dans la façon d’aborder l’éthique, y a-t-il une différence, selon qu’on est religieux ou médecin ?

Sur l’éthique, proprement dite, je ne crois pas. Je pense que l’homme est naturellement éthique. Nous avons un néocortex, lieu de discernement et de jugement. Tout homme est juge de ses propres actes et de leurs conséquences. Il a la capacité de discerner le bien et le mal qu’il peut faire. La preuve en est que nous devons en répondre devant la société.

Être religieux nous donne un regard plus vaste, mais pas fondamentalement différent. Comme le montrait déjà le tribunal d’Osiris dans « Le livre des morts » de l’Égypte ancienne, Dieu transcendant s’introduit dans l’acte moral de l’homme comme son moteur principal. Qu’est-ce qui fait que je ne tue pas : la peur de la punition ? La conscience du bien et du mal ? Il y a plusieurs raisons. En introduisant la dimension religieuse, une autre raison intervient : la relation personnelle avec Dieu. « Parce que je suis Dieu, tu vas agir de bonne manière ; et Moi, je te donnerai les moyens de discernement et d’accompagnement ».

Quels sont les critères qui doivent guider la réflexion bioéthique ?

La dignité intrinsèque de l’homme. Pas celle que défendent certains qui disent que l’homme n’est digne que tant qu’il répond à certains critères de performance. Comme s’il y avait une normativité en deçà de laquelle on n’est pas digne. C’est effrayant ! La personne handicapée est digne. En exerçant la médecine, j’ai découvert combien ces personnes sont extraordinaires. Elles m’ont appris l’humanité, l’affection, la gratuité dans la relation.

Comment l’Église appréhende-t-elle le débat autour des lois de bioéthique ? Les catholiques sont-ils unanimes sur ces questions ?

À peu près oui. Personne ne revient sur les documents publiés par le magistère et les différents papes. Il y a un accord sur le principe. Après, des divergences peuvent exister dans l’application de ce principe sur des cas particuliers.

L’Église n’est pas là pour faire des lois, mais pour éveiller les consciences. Quelle société voulons-nous pour demain ? Il y a un vrai enjeu de société. Nous sommes à un carrefour entre deux sociétés. L’une est fondée sur la fraternité, elle repose sur les relations interpersonnelles, et sur un droit qui cherche la défense du plus faible.

Mais aujourd’hui, un autre type de société se construit, fondée sur l’individualisme et sur le principe de l’autonomie. Le droit change et s’aligne sur les désirs individuels. Cela devient, comme pour la médecine, un contrat entre l’État et la personne. Il n’y a plus de principe commun. Avec le risque de verser dans le communautarisme.

L’Église est pour une société fraternelle, car nous pensons que Dieu est Père, et que nous sommes tous frères et sœurs. Et nous sommes pour la défense du plus faible, comme le révèle le message du Christ.

L’Église est-elle favorable à une évolution des lois de bioéthique ?

La loi de bioéthique doit être réévaluée, en fonction des avancées techniques, et non des modifications de la société. Il faudrait une bonne raison pour la réviser…

À propos de l’AMP, la question est : y a-t-il un droit de l’enfant ou un droit à l’enfant ? A-t-on droit à l’enfant ? Non, c’est le chosifier. Ceux qui nés par AMP il y a vingt ou trente ans se posent des questions. L’identité tient à nos relations interpersonnelles, mais aussi à ce qui nous constitue, dont la biologie. La Convention relative aux droits de l’enfant adoptée en 1989 avec la participation de la France, mentionne le droit d’être élevé par son père et par sa mère. Voulons-nous une société du désir individuel aux conséquences terribles ? Ou celle qui prône le respect des personnes, du droit de l’enfant, des plus fragiles…

Quant aux avancées techniques, la question est : qu’en fait-on ? Le progrès technique est-il ordonné au progrès humain ? Le diagnostic prénatal est formidable pour détecter des problèmes et anticiper des soins. Mais s’il ne sert qu’à éliminer les trisomiques, ça ne va pas. C’est entrer dans une société eugéniste où les plus faibles n’ont plus leur place.

Est-ce pour cela que l’Église se montre si réticente au dépistage préimplantatoire ?

Ce qui pose problème, c’est que l’on procède à un tri sélectif. Or nous sommes tous porteurs d’une pathologie, quelle qu’elle soit. De prime abord, pouvoir avoir des enfants qui ne sont pas porteurs d’une pathologie semble bien. Mais, ceux qui en sont porteurs n’auraient-ils pas le droit de vivre ? Les trisomiques eux-mêmes se disent : « Et moi, est-ce que la société m’accepte ? » « Est-ce que j’aurai le droit de vivre »

Au Collège des Bernardins, le Président de la République, a dit qu’il entendait la voix de l’Église sur la thématique de l’AMP, mais qu’en même temps, il lui demandait d’ouvrir les yeux sur la réalité sociétale. Cela vous rassure-t-il ?

Je ne juge pas des intentions du Président. Il a dit ce qu’il avait à dire, et aussi que nous avions le droit de nous exprimer, ce que nous faisons.

Jusqu’à présent, l’AMP compensait la souffrance d’un manque pour un couple victime d’infertilité. La médecine est réparation d’un dommage. L’adoption quant à elle, est la compensation d’une situation malheureuse existante.

Mais créer un enfant qui n’aurait pas de père, ce n’est pas réparer une injustice, c’est en créer une ! L’AMP sert ici à maîtriser la procréation et à jouer aux apprentis sorciers. Voyez ce qui se passe aux États-Unis, où l’on commence à choisir les bébés sur catalogue dans certaines cliniques.

Sur la fin de vie, vous avez salué la position des 70 médecins en faveur du maintien des soins à Vincent Lambert, qui prend le contre-pied de la décision de trois médecins différents à Reims…

Ces médecins proposent aussi de l’accueillir. Il y a 1 700 pauci-relationnels en France. Si l’on prend une décision envers Vincent Lambert, est-ce que ça conditionne la vie de ces 1 700 personnes ?

La question est de savoir si l’alimentation et l’hydratation sont des soins. Si ce sont des traitements, on peut considérer qu’il s’agit d’un acharnement thérapeutique. Or nous sommes contre l’acharnement thérapeutique. Mais si ce sont des soins, ce n’est pas un acharnement thérapeutique, c’est ce qu’on doit à toute personne. Un enfant qui naît meurt si on ne lui donne pas à manger. Nous considérons que cette alimentation et cette hydratation sont bien des soins.

Quel regard portez-vous sur la législation actuelle sur la fin de vie ?

La loi Leonetti de 2005, bien élaborée, avait fait l’unanimité des parlementaires. Or on a voulu aller plus loin… Alors que la loi de 2005 n’est toujours pas généralisée : les soins palliatifs n’existent que dans quelques lieux où les médecins et infirmières sont formés. Avant de changer les lois, il faut mettre en place celles qui existent. La loi Leonetti-Claeys introduit la question de la sédation profonde et terminale. Auparavant, on dispensait de la morphine à une personne dans une souffrance extrême, tout en sachant que c’est un dépresseur respiratoire. Mais le but est bien de soulager, et non de faire mourir. La sédation en phase terminale est légitime pour accompagner une personne qui souffre trop et le demande. Mais la sédation terminale est ambiguë : c’est suggérer qu’on peut l’utiliser pour terminer la vie.

Il y a deux ans, le pape s’est rendu au Congrès de l’ESC, expliquant que l’Église était favorable et soutenait la recherche. À votre avis… jusqu’où ?

Jusqu’au bout ! Il faut soutenir la recherche. On le dit depuis longtemps. Tous les derniers papes ont encouragé largement la recherche. Le problème pour nous, c’est que la voie de recherche privilégiée passe par la destruction de l’embryon. Et pour nous, l’embryon, ce n’est pas n’importe quoi. S’il était possible de faire des recherches sur l’embryon sans le détruire ou sans en fabriquer exprès, pourquoi pas ? La question est la suivante : est-ce que la fin justifie les moyens ? Certains disent qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… Nous ne sommes pas d’accord. Les moyens doivent être proportionnés à la fin. Si la fin est bonne, les moyens doivent être bons.

Propos recueillis par Coline Garré et Jean Paillard