Exercice libéral et indépendance

Soins de ville : la financiarisation en question

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Publié le 11/03/2022
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Des syndicats de spécialités alertent sur la mainmise croissante de groupes financiers sur le secteur libéral de la santé, avec des conséquences sur l'exercice. En réponse à ce mouvement, la profession multiplie les initiatives de réseaux indépendants ; et une ordonnance gouvernementale doit permettre d'empêcher certaines dérives.
Après les cliniques et la biologie, le phénomène de concentration et de financiarisation s'étend à d'autres spécialités et aux soins primaires

Après les cliniques et la biologie, le phénomène de concentration et de financiarisation s'étend à d'autres spécialités et aux soins primaires
Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

Les opérateurs financiers privés ont-ils pris une place trop importante dans le secteur de la santé ? Alors que, dans le secteur du grand âge, la question de la pertinence du modèle des Ehpad lucratifs a été posée dans la foulée du scandale Orpea, des syndicats de libéraux de santé sonnent l'alarme, cette fois, sur la « financiarisation » des soins de ville, qui menacerait l'indépendance des praticiens.

Avenir Spé, majoritaire chez les spécialistes libéraux, appelle aujourd'hui au « blocage » de cette financiarisation en « biologie, anatomopathologie, radiologie ». L'intersyndicale des « Libéraux de Santé » (à laquelle appartiennent la CSMF et le SML) déplore de son côté « l'actionnariat de groupes financiers » dans de nombreuses structures (cliniques, centres de santé, Ehpad, laboratoires d’analyses) et un « vaste mouvement de concentration » sous la pression de grands groupes et fonds de pension.

Capital

S'il ne date pas d'hier, le phénomène est très marqué dans les laboratoires de biologie médicale. Certes, la législation impose que plus de la moitié du capital et des droits de vote d’une société d'exercice libéral (SEL) soit détenue par les professionnels de santé y exerçant – les non-biologistes étant limités à 25 %. Mais depuis 2001, des biologistes n’exerçant pas dans une SEL identifiée peuvent y être majoritaires. Cela a permis à des fonds financiers d'utiliser des sociétés de biologie étrangères qu’ils contrôlaient pour prendre des participations majoritaires dans des laboratoires hexagonaux. Par ailleurs, l'utilisation de mécanismes de contournement comme les actions de préférence – qui donnent des droits particuliers – ont permis d'éviter la limite des 25 %.

À cette mutation du secteur s'est ajoutée en 2013 l'obligation d'accréditation, dont le coût peut être trop lourd pour un laboratoire isolé, dans un contexte de baisse tarifaire des actes de biologie médicale. « Cela a favorisé un phénomène de concentration, plus facile dans notre spécialité puisque les échantillons d'analyses peuvent voyager sur de longues distances. Cette concentration a motivé l'entrée des fonds d'investissement au capital », explique le Dr Lionel Barrand, président du syndicat Les Biologistes Médicaux.

Et de fait, le nombre total de sociétés exploitant des laboratoires de biologie médicale est passé de 5 000, en 2008, à environ 400 en 2021. Des groupes énormes – tels que Cerba, Synlab, Eurofins mais aussi Biogroup ou Inovie – ont émergé, certains étant contrôlés par des fonds étrangers, d'autres non. Les laboratoires indépendants ne représentent plus qu'un tiers du marché. Cette perte de contrôle de la profession peut avoir des conséquences sur l'exercice : refus d'achat d'un automate pour assurer les urgences, incitation à vendre des tests de détection d'intolérances alimentaires (non remboursés) sont des exemples cités par les biologistes eux-mêmes.

Tache d'huile

Mais le phénomène a dépassé la biologie médicale pour gagner d'autres spécialités, comme l'anatomo-cyto-pathologie, dans un contexte de vieillissement et de baisse du nombre de médecins. Selon le Syndicat des médecins pathologistes français (SMPF), « 15 à 20 % » des cabinets d'anapaths sont concernés par ce mouvement de financiarisation. « Ce chiffre est en croissance rapide, il s'agit essentiellement de rachat de cabinets appartenant à des pathologistes en fin de carrière, sans possibilité de revente de leur patientèle », confie le Dr Philippe Camparo, à la tête du SMPF. Une fois le cabinet racheté, le modèle économique est de « rentabiliser et faire des plus-values » avec une revente généralement au bout de cinq ans.

Selon le syndicat, cette course à la rentabilité passe « forcément » par un contrôle accru des dépenses avec, là aussi, le risque de perte de contrôle des praticiens. « Cela induit une perte de l'autonomie décisionnelle et une dégradation des moyens diagnostiques à disposition des pathologistes. C'est insidieux parce que progressif, la préoccupation première n’étant pas le soin, mais la rentabilité », précise le Dr Camparo, qui fait le parallèle avec l'affaire Orpea. Certains fonds ayant des activités diversifiées (en biologie mais aussi en radiologie ou dans des cliniques), il y a un risque réel « de dérive d’optimisation des prescriptions » et une perte du libre choix du médecin pour le patient, ajoute le leader syndical, « très opposé » à cette évolution.

La radiologie libérale est également exposée. Une bascule que la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) voit « d'un mauvais œil » et sur laquelle elle alerte. Pour l'instant, les opérateurs financiers « ne rachètent que des petits cabinets ou de petits groupes de radiologues, souvent proches de la retraite », indique le Dr Jean-Philippe Masson, président de la FNMR. Et cela ne concerne « pas plus de 10 % de la spécialité », précise-t-il. Mais là encore, le modèle est de revendre rapidement, en faisant un bénéfice au passage. « Or, pour gagner de l'argent et augmenter la rentabilité, on demande de diminuer les examens peu rentables, comme les radios du poumon, et de multiplier les plus rémunérateurs », explique le Dr Masson. Il déplore une « mise à mal » des efforts accomplis sur la pertinence des actes en radiologie.

Réseaux indépendants

Face à ce mouvement, des initiatives de réseaux indépendants ont émergé, souvent à partir de centrales d'achat mutualisées. En radiologie, le réseau d'imagerie Vidi s'est créé dès 2017 avec l'objectif assumé de « préserver la maîtrise des outils de travail » face aux groupes financiers, souligne le Dr Laurent Verzaux, son directeur général. « Si on ne garde pas cette maîtrise, on va finir comme aux États-Unis, où les investisseurs demandent un rendement sur leur IRM par heure », assène le radiologue normand.

Preuve que les spécialistes sont en alerte, Vidi compte plus de 1 000 radiologues associés (environ 25 % des effectifs) répartis dans 64 groupes. « Les groupements de radiologie indépendants doivent augmenter leurs relations, l'objectif de Vidi est d'être un opérateur face aux groupes financiers », assume le Dr Verzaux, qui appelle les médecins pathologistes à se « rapprocher ».

En biologie médicale, le réseau « Les biologistes indépendants » s'est constitué en 2016 avec des objectifs similaires. Ce regroupement, qui prône des valeurs de « liberté dans l’exercice libéral de la biologie », représente aujourd'hui plus de 72 structures réparties sur 600 sites, près de 1 000 biologistes, et il couvre 16 % de la population.

Éviter les dérapages

Côté législatif, le gouvernement prépare une ordonnance, dans le cadre de la loi sur l'activité professionnelle indépendante, promulguée le 14 février. Le texte doit « simplifier et clarifier » les règles financières applicables aux professions libérales réglementées, dont font partie les médecins et les pharmaciens, et réformer le régime des SEL. À ce stade, la loi exclut « toute ouverture supplémentaire du capital et des droits de vote à des tiers extérieurs » aux professions réglementées. « C'est une sécurité pour tenir compte des dérapages qu'il y a pu avoir, notamment dans le secteur de la biologie médicale », analyse Christophe Sans, vice-président de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL). Avant de préciser : « Il ne faut pas tomber dans l'enfermement et empêcher tout financement ou investissement. » 

Marie Foult

Source : Le Quotidien du médecin