Le Dr Thierry Mazars

Au nom des banlieues mises à mal

Publié le 17/03/2009
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Un médecin, une vie

SEUL UN NOYÉ saurait parler du fleuve. Thierry Mazars, 49 ans, qui regagne, chaque jour depuis vingt ans, les rives de sa vie familiale, peut confirmer l’adage. Et pourtant, il en a vu de toutes les couleurs dans le marigot de « la Banane ». Mieux qu’un peintre, il met en lumière les eaux stagnantes du bras mort de la banlieue la plus délaissée. Thierry Mazars, généraliste dans la tempête qui souffle sur les quartiers à la dérive, a un cœur gros comme ça. Cela lui permet de tenir le cap, même si, de temps à autre, il essuie un grain et joue de la corne de brume.

La Banane, cité HLM de Villeneuve-la-Garenne aux 8 étages et 25 halls, abrite 2 000 des 25 000 habitants de la localité des Hauts-de-Seine. En 1958, sa forme oblongue se veut originale, futuriste. Thierry Mazars, domicilié à 5 kilomètres de là, dans la commune voisine de Clichy-sous-Bois - 20 minutes en voiture le matin, 10 le soir - en fait sa terre d’accueil professionnelle en 1987. La faible densité médicale des lieux et le remplacement d’un confrère sont les mobiles de son choix. « Je me voyais prenant en charge la santé globale d’enfants, de femmes et d’hommes, non comme un prestataire de services. Je ne voulais pas être un Kleenex pour consommateurs, comme dans la capitale », dit ce natif de Paris. Il deviendra, selon l’idée qu’il s’en fait, « médecin de confiance » à la Banane, où il reprendra la location d’un rez-de-chaussée affecté à la médecine générale depuis trente ans.

Médecin de banlieue à la dérive, le Dr Thierry Mazars vit les aléas (cambriolages, agressions physiques) d’une cité en décomposition. Déterminé à poursuivre sa mission de service public, en s’appuyant sur un travail en réseaux, il craint, en tant que maître de stage, une prochaine désertification médicale dans les quartiers en perdition, si on continue à laisser du temps au temps avant d’agir.

Changement de décor.

Très vite, il va devoir composer avec un brutal changement de décor. Les espaces verts perdent leurs jardiniers, les appartements leurs accédants à la propriété. Le départ des Peintures Valentine, de Citroën et de General Motors annonce la houle. Le chômage se lève (15 % sur la commune en 2009). Les cages d’ascenseurs rouillent, les murs s’écaillent, les concierges avec loge cèdent la place à un gardien unique entre 9 et 16 heures. La précarité s’installe, la police de proximité ne fait pas long feu. Le mécontentement sourd. La CMU s’étend : 13 % de la patientèle du Dr Mazars bénéficient de la couverture maladie universelle. Depuis belle lurette déjà, la librairie, les épiceries, une boutique d’esthétique et une autre de prêt-à-porter ont tiré définitivement leur rideau de fer. « Seules persistent une pharmacie et un bistrot/tabac ».

« La petite délinquance, qui a toujours eu cours », s’invite au cabinet du « médecin de confiance » dès la fin des années 1980. Certains cherchent des produits pour se droguer, d’autres de l’argent. À dix reprises, le Dr Mazars déposera plainte, à Gennevilliers au début et, partir de 1997-1998 au tout nouveau commissariat de Villeneuve-la-Garenne. Le temps où le bureau de la secrétaire restait ouvert se perd dans la mémoire du praticien. Le cabinet ne se transforme pas pour autant en camp retranché, mais les portes sont désormais fermées à clé. En 2008, il subit trois fric-frac, dont deux à trois semaines d’intervalle en novembre. Comme les précédents, ils laissent sans voix la police, la presse et la justice. Volets et portes en bois sautent nuitamment en éclats sous les coups de pioche. La recette, oubliée par inadvertance, rapportera 800 euros et quelques chèques à l’une des équipes de monte-en-l’air. « L’épisode, pour la jeune interne que j’accueillais en tant que maître de stage (à Paris-VII), n’est évidemment pas incitatif à une éventuelle installation », commente, philosophe, Thierry Mazars qui, après avoir demandé l’autorisation de son propriétaire, fera murer les trois fenêtres de la salle d’attente où passaient les visiteurs du soir, et installer une alarme.

Coups de pied et revolver.

En 2003, ça aurait pu mal tourner. Là, rien à voir avec un casse. Quatre jeunes déboulent, vers 16 heures. Ils exigent un « certificat médical pour pouvoir jouer au foot ». « Attendez que je sois disponible, ou prenez un rendez-vous », leur suggère le généraliste. Il n’en faut pas plus pour que le ton monte. « Un coup de tampon sur ma licence suffit ! » s’exclame un intrus. « Avant, je dois vous examiner », lui fait remarquer le Dr Mazars, qui, s’apprêtant à recevoir le patient suivant, voit l’un des importuns pénétrer dans son bureau afin de tenter de s’emparer du cachet. « Le poussant vers la porte, il me décoche une droite en plein visage et cherche à me frapper à la tête de son pied droit. J’en profite pour lui saisir la jambe, et lui donne des coups de pied dans les parties intimes ». L’interne du moment, un homme, essaie alors d’intervenir, mais un geste violent l’en empêche. Entre temps, la secrétaire alerte la police qui arrivera rapidement, « sirène hurlante » au point de rendre la Banane « sans âme qui vive » . Au commissariat, on présentera au généraliste « une série de photographies, mais il n’en sortira rien ».

L’année suivante, il vit une scène, là encore pour le moins difficile. Il est 18 heures. Il est en colloque singulier avec un homme. « Deux individus cognent » à sa porte.  Ils lui intiment l’ordre de se rendre disponible tout de suite et maintenant. Après leur avoir proposé, à plusieurs reprises, de s’installer avec deux femmes en attente de consultation, il leur ferme la porte au nez. Mais quelque chose résiste. Stupeur, le Dr Mazars découvre un revolver au bout d’une main dont le bras est coincé dans l’entrebâillement. Aidé de son patient, il pousse de toutes ses forces l’huis « jusqu’à faire lâcher l’arme ». « C’est pas malin ! s’entendra-t-il dire d’un planton du commissariat. Toute recherche d’empreinte apparaît vaine, car vous avez touché à l’arme en la ramassant. »

En octobre dernier, il lui faudra affronter un patient qui réclamait une ordonnance de médicaments pour sa mère qui habite en région. Décidé à « camper dans le couloir », il se dit « prêt à lui pourrir la vie ». L’ « occupation » durera une heure, sans heurt mais les nerfs à l’épreuve. La lassitude de l’ « occupant » met fin à la « crise ». Un coup de téléphone à la police , « en pleine confrontation », n’aura servi à rien, le Dr Mazars devant se satisfaire d’un « Vous n’êtes l’objet que de menaces, nous ne pouvons pas intervenir ». Cambriolages, agressions physiques, autant d’aléas de la vie à la Banane, « qui vous plongent dans l’isolement », explique pudiquement Thierry Mazars en se gardant de comptabiliser tous les comportements d’incivilités « sources de tensions » jusqu’à présent maîtrisables.

Travail en réseau.

Dans ce climat quelque peu délétère, son empathie va aux Villeneugarennois. « Mes quinze confrères généralistes ont pour la plupart dépassé 55 ans et si on ne fait rien, ils ne seront pas remplacés. » La rénovation des quartiers sud de la ville - 4 000 habitants, dont ceux de la Banane* -  sur la période 2008-2014, qui prévoit de transformer le cabinet Mazars en maison médicale, suffira-t-elle à éviter la désertification médicale dans les dix ans ?

Dans le même temps, il faut sortir le généraliste de sa tour d’ivoire en développant le travail en réseau, insiste Thierry Mazars, qui, personnellement, y puise sa détermination (réseaux Handicap et gériatrie, Accès aux soins et Soins palliatifs), et déplore « le gel actuel des crédits qui leur sont affectés dans le cadre de la loi de Finances sur la Sécurité sociale ».

Vingt-deux ans après avoir vissé sa plaque de « médecin de confiance », Thierry Mazars n’imagine toujours pas partir, quitter la Banane, comme le lui conseillent des confrères et des policiers. Ses patients ont besoin de lui et le soutiennent. Père d’un garçon handicapé, il laisse à penser que ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience.

*3 confrères du Dr Mazars, qui exercent en groupe dans les cités de la Sablière et du Berry (quartiers sud), « sont soumis aux mêmes conditions de travail ». Villeneuve-la-Garenne compte en outre 2 pédiatres, 1 dermatologue, 1 dispensaire Croix-Rouge et 1 hôpital semi-public (soins de suite, gériatrie, traumatismes crâniens, rééducation fonctionnelle, consultation de médecine générale).

PHILIPPE ROY

Source : lequotidiendumedecin.fr