Un choix de spectacles, à Paris et ailleurs

Abondance ne nuit pas

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Publié le 20/01/2023
La rentrée de janvier est foisonnante et souvent de grande qualité, d’amples productions à des spectacles plus modestes. Au choix.
« Un mois à la campagne »

« Un mois à la campagne »
Crédit photo : JULIETTE PARISOT

* Notez, avant toute chose, les dates du « Suicidé » de Nicolaï Erdman, époustouflant spectacle mis en scène par Jean Bellorini, avec dans le rôle-titre un comédien exceptionnel depuis ses tout débuts, François Deblock. On est en Union Soviétique, dans les années 1920. Une fringale nocturne oblige Sémione Sémionovitch, chômeur et bien pauvre, à réveiller sa femme, la merveilleuse Clara Mayer. Il rêve des restes d’un saucisson de foie. Une dispute éclate. Il disparaît. L’épouse éperdue pense qu’il va se suicider… Toute la maisonnée, tout le quartier et bien au-delà, se persuade qu’il veut en finir. L’insistance est telle que Sémione est tenté de passer à l’acte. La pièce, écrite en 1928, est magistrale, et André Markowicz en a fait une traduction aussi grinçante et drôle que déchirante. Il le souligne, il s’agit d’une « comédie de la bureaucratie et de la terreur ». Elle fut interdite par Staline et Erdman passa trois ans en déportation puis fut assigné à résidence. Il n’a pas souffert en vain : cette pièce est un chef-d’œuvre qui nous parle au présent de l’oppression des êtres, des régimes dictatoriaux, des errements de l’idéologie. Musique en direct, vidéo très intelligemment employée, troupe d’une douzaine d’interprètes extrêmement bien dirigée, tout fait de ce spectacle un moment unique, utile. À déguster sans réserve. (Dernière, ce soir, au TNP-Villeurbanne, Opéra de Massy les 27 et 28 janvier, MC 93 Bobigny du 9 au 18 février. Durée 2 h 15)

* Autre moment rare actuellement à l’affiche, « la Campagne », du dramaturge contemporain britannique Martin Crimp, dans la traduction de Philippe Djian. Une mise en scène du subtil Sylvain Maurice, qui donne à la pièce un poids d’angoisse, de soupçon, de vérité particulièrement bouleversant, dans un décor intelligemment tiré vers l’abstraction. On est dans la campagne anglaise. La veille, Richard, le mari, médecin, le précis Yannick Choirat, est rentré à la maison accompagné d’une jeune femme qui errait sur la route. On verra que Manon Clavel, Rebecca, est sans doute bien autre chose. Ce dont l’épouse ne doute pas. C’est Isabelle Carré qui l’incarne. Dans l’éclat de sa beauté, de la maturité de son jeu, elle fascine. La moindre intonation, l’air faussement détaché sont très éloquents et laissent sourdre aussi la souffrance de la femme trompée. Magnifique ! (Théâtre du Rond-Point jusqu’au 22, Théâtre de Nice du 26 au 28 janvier, Durée 1 h 20)

* Avec tact et délicatesse, Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, met en scène un groupe d’une douzaine de comédiens sensibles dans « Un mois à la campagne » d’Ivan Tourgueniev, dans la traduction de Michel Vinaver. Un beau travail de troupe, avec ses humeurs contrastées, de la vitalité parfois blessée de la jeunesse à la mélancolie parfois amère de l’héroïne, Natalia Petrovna (Clémence Boué). Il y a quelque chose de vertigineux dans la manière dont l’écrivain analyse les tourments de l’amour et tout nous est rendu clair et très touchant. (Théâtre de l’Athénée, jusqu’au 4 février, puis en tournée jusqu’en avril, à Draguignan, Albi, Saint-Michel-sur-Orge, Chartres, Calais, Caen, Amiens, entre autres. Durée 2 h 10)

* En parlant du très bon « Exil intérieur », écrit et interprété par Élisabeth Bouchaud, femme de science et de théâtre, nous avions évoqué « Prix No’Bell », créé depuis. C’est l’histoire de Jocelyn Bell, astrophysicienne qui découvrit les pulsars mais fut ignorée. C’est son patron qui obtiendra le prix Nobel, en 1974. Jocelyn Bell a depuis fait beaucoup d’autres découvertes et a reçu de nombreux prix. Elle vit toujours. Avec délicatesse, Élisabeth Bouchaud raconte sa vie. La jeune scientifique est jouée par la fine Clémentine Lebocey, au côté de Roxane Driay, parfaite en amie qui étudie la théologie. Benoît Di Marco, idéal, tient les partitions masculines. (Théâtre de la Reine Blanche, les deux pièces en alternance jusqu’au 28 janvier, puis « Prix No’Bell » jusqu’au 4 février. Durée 1 h 35. Les textes sont publiés aux Quatre-Vents, en vente sur place)

* Ne ratez pas la jeune compagnie Superlune dans deux volets de son talent présentés aux Déchargeurs, théâtre repris par une équipe qui en a fait un très bel endroit. « Oui » est un discours de mariage. Deux femmes convolent. Deux femmes déjà très âgées, dont Monsieur le Maire retrace les parcours avec chaleur. Un seul interprète, Clément Carabédian, dans un texte de 50 minutes écrit par Joséphine Chaffin, le tout dans une salle minuscule et chaleureuse… On remonte dans la salle un peu plus grande et on assiste à « Tandem, radio imaginaire ». C’est malicieux et savant, très drôle. Joséphine Chaffin, qui a composé le texte à partir d’archives, joue la journaliste intervieweuse. Elle reçoit une kyrielle d’hommes. De tous âges, de toutes époques, dans le désordre. De Gustav Mahler à Alfred de Musset en passant par Jean Tinguely ou Richard Burton. Ils ont en commun d’avoir eu auprès d’eux, des femmes, artistes elles aussi. Comment se sont-ils comportés ? C’est drôle, instructif et très bien joué : Clément Carabédian se transforme à vue. Il est épatant. À ses côtés, Louis Dulac, également chargé du son, de la musique, est un partenaire délicieux. À découvrir ! (Les Déchargeurs, jusqu’au 28 janvier)

Armelle Héliot

Source : Le Quotidien du médecin