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François Dagognet, une encyclopédie disparaît

Publié le 08/10/2015
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La pensée de François Dagognet s’articule profondément à celles de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem. Du premier, il hérite le goût de la rêverie sur les éléments et la matière. Du second, une élaboration sur les concepts de maladie et de santé qui semblent curieusement avoir été mise hors champ par les praticiens eux-mêmes.

Ce n’est pas par hasard que les deux premiers livres de François Dagognet se nomment « Philosophie biologique » et « la Raison et les Remèdes ». Dans un ouvrage plus tardif, il confesse : « Comme étudiant régulier, nous avons passé plus de dix années pleines à la faculté de médecine, et presque autant par la suite à celles des sciences : nous avons d’ailleurs plus "appris" en celle-ci, mais nous gardons une nette préférence pour celle-là. »

De cette confrontation avec le corps ressort un titre explicite, « Corps réfléchis » (Odile Jacob, 1989) et toute une philosophie, dirigée principalement contre la métaphysique traditionnelle. La médecine moderne abolit toute opposition tranchée entre l’extérieur et l’intérieur, l’apparent et le caché : une goutte de sang révèle l’état de tout l’organisme. La grande diversité des analyses, échographies, radiographies, électrocardiogrammes, met à l’extérieur l’intériorité.

De la scrutation à l’histoire même des sciences expérimentales, François Dagognet réaffirme son goût pour la recherche des origines – d’où vient ce grain de blé, ce sable… ? –, redit son goût pour les classifications les taxinomies, les ordres rationnels. Deux exemples chers au penseur. À l’aide d’une seule dent retrouvée, le naturaliste Georges Cuvier reconstruit par déduction tout l’animal, car la partie permet de retrouver la totalité. La célèbre classification des éléments par Mendeleïev permet de décrire, en fonction du poids atomique et de la valence, des éléments que l’on n’avait pas encore découverts et qui iront garnir les cases vides.

De livre en livre se développe et s’approfondit une passion de François Dagognet pour le monde matériel, et ce d’autant plus intensément que la philosophie traditionnelle méprise la matière (à la glorieuse exception de Jean-Paul Sartre, qui a écrit sur le visqueux, le gluant dans « l’Être et le Néant »). En 1989 il écrit un merveilleux « Éloge de l’objet » (Vrin). Il montre comment une simple tasse révèle un matériau, un style, une époque ; l’objet n’est pas la chose, que Pérec confondait dans son roman, il exprime l’intelligence et la sensibilité humaine.

Sur les brisées de la garbagéologie

Toutefois, il y a lieu de s’étonner. Comment l’homme qui fut de longues années président du jury de l’agrégation de philosophie peut-il tout à coup écrire sur les goudrons, les phénols, les colles, les résines ? Un philosophe, ça écrit sur le sujet, la conscience ou la raison législative. Dagognet marche sur les brisées de la garbagéologie (analyse sociologique du contenu des poubelles) et étudie les réalités « pauvres », les matériaux humbles, rejetés. Cela le conduira à se passionner pour un nouveau champ, la peinture et les travaux de Dubuffet « encollant » ses toiles de feuilles sèches, un domaine dans lequel il nous a semblé moins étonnant que dans d’autres approches.

N’esquivons pas l’essentiel : où est la pensée chez quelqu’un qui invite à réfléchir sur les fibres synthétiques et les galets ? Elle est partout. La science et la technique construisent des artifices et le synthétique est plus souple et plus résistant que le naturel. Là où la philosophie recherche la fausse profondeur du sujet, de la substance, du nouménal kantien, François Dagognet montre l’importance du symptôme, dont la lisibilité s’inscrit clairement dans un graphique. On ne comprend bien que dans l’espace, le temps, la durée bergsonienne sont « des gouffres dans lesquels on se perd ».

Penseur dermatologue, il montre, dans « la Peau découverte » (1993, les Empêcheurs de penser en rond), que la vraie profondeur est dans le superficiel. À Nietzsche, selon lequel « il n’y a rien à voir derrière le rideau », il rétorque : peut-être, « mais les mailles mêmes du rideau sont intéressantes ».

Nous qui l’avons connu dans son enseignement naguère à Lyon, gardons le souvenir d’un être généreux et d’une pensée étincelante et dérangeante. Il aimait profondément la philosophie de son temps ; simplement, il lui reprochait de se borner à commenter… l’histoire de la philosophie.

* Professeur de philosophie, collaborateur du « Quotidien du Médecin »
Par André Masse-Stamberger*

Source : Le Quotidien du Médecin: 9439