IDEES - Peut-on parler de l’art scientifiquement ?

Les neurones de la beauté

Publié le 25/09/2012
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UN SAVANT neurophysiologiste est forcément gourmand de philosophie, et son exquise sensibilité l’oriente vers tout ce qui fait vibrer les mille fibres de la sensation esthétique. Or la philosophie des professeurs a de quoi décourager l’amateur d’art. Platon nous met en garde dans « le Ménon » : on tombe vite dans un cercle vicieux, définir le Beau par les choses belles, alors qu’elles ne le sont que visitées par l’essence inatteignable de la beauté. De son côté, le vieux Kant montre, dans « la Critique du jugement », que l’on confond le beau et l’agréable, ce qui plaît aux sens, d’où l’éternel relativisme des goûts et des couleurs.

Ce qui intéresse Pierre Lemarquis, c’est de naturaliser l’émotion esthétique et d’en rechercher les manifestations chez les animaux (il est entre autres attaché d’éthologie à l’université de Toulon-La Garde). On sait que beaucoup d’oiseaux sont séduisants et séducteurs. Ainsi déguste-t-on de savoureuses pages sur le paon, cauchemar de Darwin, car ce superbe animal aux ocelles miroitantes n’est que beauté lasse, très mal adapté au milieu, il aurait dû disparaître ! Beaucoup d’animaux sont musiciens : les percussions stridentes des cigales, les sifflements des dauphins et même le croassement des grenouilles charment l’oreille humaine.

Cependant, l’essence du livre consiste à montrer comment les neurosciences peuvent mettre en lumière, par le biais de l’imagerie cérébrale, l’activation des zones de récompense ou de déplaisir créées par l’œuvre d’art. Elles vérifient in concreto l’idée d’une empathie esthétique, au point que nous imitons mentalement telle statue, que la musique soulage et réduit le stress et qu’« un tableau sera vu par notre cerveau comme une personne aimée ».

L’art et le logos.

On ne s’étonnera pas qu’une partie importante de l’œuvre, peut-être la plus intrigante, soit consacrée aux atteintes neurologiques et à leur retentissement sur les aptitudes et la création artistique. Beaucoup d’autistes dessinent et composent bien avant de parler, et des exemples assez surprenants font état d’une mémoire visuelle ou auditive hors du commun, tandis que l’activation des zones du langage se fait au détriment de la création. Sans doute est-ce parce que l’humanité a commencé par l’art avant d’entrer dans les structures du logos.

De l’épilepsie de Dostoïevski à l’explication de la structure du « Boléro » de Ravel par une atteinte frontotemporale, Pierre Lemarquis n’est pas loin de voir autant de créativité dans la déficience neurologique que dans l’état de marche normal.

L’auteur, qui a ses entrées chez tous les artistes et plasticiens de la planète, nous place de sidérants uppercuts dans les expériences illustrant son ouvrage. Mais s’il est excellent dans la version centripète, montrer les « traces » du Beau dans l’encéphale, sa conception très réductionniste – la pensée ne se forme qu’aux tréfonds des cellules, dit-il citant Antonio Damasio – nuit un peu à son titre, qui implique un mouvement centrifuge. Le cerveau reste condition de l’Art, jamais vraiment cause. Tout le reste est silence, c’est-à-dire style, talent, et génie.

Pierre Lemarquis, « Portrait du cerveau en artiste », Odile Jacob, 286 p., 23,90 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9163