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Nouveaux produits, nouveaux usages... le cannabis dans tous ses états

Par Irène Lacamp - Publié le 18/10/2021
Nouveaux produits, nouveaux usages... le cannabis dans tous ses états


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Coup d’envoi de l’expérimentation du cannabis thérapeutique, débats sur la dépénalisation, engouement pour le cannabidiol (CBD) « bien-être », etc. Au cours de ces derniers mois, le cannabis est revenu à plusieurs reprises sur le devant de la scène. Une actualité mettant en exergue les multiples facettes du produit.

Entre nouvelles substances et nouveaux usages, le point sur les différents visages du cannabis.

Le cannabis récréatif en mutation

Le cannabis récréatif est sans doute l’usage du chanvre le plus connu et le plus répandu en France. Il correspond à une consommation le plus souvent sous forme fumée – mais aussi par voie alimentaire – de feuilles, fleurs, résines ou huiles issues du Cannabis sativa, hors de tout cadre légal.

De fait, la production, la détention, la vente, l’achat et l’usage de ces produits contenant un mélange complexe de phytocannabinoïdes et d’autres molécules du cannabis demeurent interdits en France. Et ce, du fait de leur teneur en tétrahydrocannabinol (THC) – cannabinoïde majoritaire associé aux effets psychoactifs de la plante – qui leur vaut d’être considérés comme des stupéfiants.

Pourtant, comme le rappelait le Dr Catherine Laporte (généraliste et coordinatrice du groupe Réduction des risques et addictions du Collège de la médecine générale) lors du congrès du Collège national des généralistes enseignants en juin, « la France reste, à l’échelle européenne, l’un des plus gros consommateurs ». Et même si, chez les plus jeunes, une très légère baisse de la consommation a été observée, un quart des adolescents de 17 ans auraient déjà expérimenté le cannabis.

Classiquement, les consommateurs recherchent à travers le cannabis une sensation de détente et de bien-être, d’euphorie, de modification des sens. De façon plus marginale, certains l’utiliseraient aussi en autothérapeutique pour « casser une anxiété ou faciliter l’endormissement », explique Catherine Laporte.

Au-delà de son effet psychodysleptique, la consommation de cannabis comporte des risques multiples désormais bien connus – addictogènes et psychiatriques, mais aussi neurologiques, cardiovasculaires, pulmonaires, etc. D’autant que les produits utilisés en France apparaissent de plus en plus concentrés en THC. En effet, les résines, qui constituent – et c’est une particularité française – 70 % des produits utilisés à visée récréative, « voient leur teneur en THC doubler tous les 10 ans », signale Jean-Pierre Goullé, professeur de biochimie (Rouen) et membre de l’Académie nationale de pharmacie. Si bien que les résines contenaient en 2019 26 à 28 % de THC en moyenne – contre 4,4 % en 1993.

Également dans le champ des usages « récréatifs », les cannabinoïdes de synthèse – fabriqués en laboratoire – tendent à se diffuser avec, fin 2020, près de 209 substances recensées.

Consommés pour les mêmes raisons que les produits issus du cannabis naturels et tout aussi illégaux, ces produits « cannabis like » apparaissent « plus puissants, plus dangereux et plus addictifs » que ceux issus de la plante, met en garde le Dr Laporte.
D’après une étude américaine de 2012, les cannabinoïdes de synthèse occasionneraient en effet, par rapport au psychotrope naturel, trois fois plus d’hallucinations (d’ailleurs plus prolongées qu’avec le THC naturel), de tachycardies, de nausées et de vertiges, etc. De sorte qu’une centaine de décès liés à des défenestrations ou des accidents cardiovasculaires (survenus après consommation de ce genre de dérivés) aurait été recensée en Europe.

Face aux difficultés de la politique de répression, qui prime actuellement, à endiguer les trafics et la consommation des produits issus du Cannabis sativa comme des cannabinoïdes de synthèse, certains experts – à l’instar des auteurs du rapport de la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis, paru en juin – ont appelé à une dépénalisation « encadrée et régulée » du cannabis récréatif. Mais le sujet continue de faire débat, certains prônant plutôt une application plus rigoureuse de la législation actuelle et la mise en place de campagnes de prévention.

De plus en plus de produits « bien-être » à base de CBD

Compléments alimentaires, liquides de vapotage, cosmétiques, chocolats, vins, etc. Cette année, les produits bien-être sans statut de médicament contenant du CBD – deuxième cannabinoïde majoritaire du cannabis non impliqué dans ses effets psycho­dysleptiques et enivrants – se sont multipliés. « Si bien que si on comptait 400 boutiques avant l’été, elles étaient 1 700 en septembre, sans compter les magasins en ligne », compte le Pr Goullé.

Une dynamique qui s’explique par un changement réglementaire lié à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rendu fin novembre 2020. Jusqu’à cette date, seule l’utilisation de CBD synthétique, très coûteux, ou issu des fibres et des graines du chanvre était autorisée en France. Une restriction considérée comme une entrave à la libre circulation des marchandises en Europe, le CBD issu de la plante entière – « moins onéreux » mais plus susceptible de contenir du THC particulièrement concentré dans les fleurs du végétal, souligne le Pr Goullé – étant autorisé dans le reste du continent. Ainsi le cannabinoïde issu de végétaux entiers présentant une teneur en THC inférieure à 0,2 % peut-il désormais aussi être vendu en France

Une opportunité dont se sont emparés des coffee shops, qui « mettent (souvent) en avant des propriétés de détente, d’anxiolyse, etc., en jouant sur les mots et profitant de la position hybride du CBD, de la confusion avec le cannabis », indiquait, il y a quelques mois, le Pr Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie.

Si les consommateurs semblent au rendez-vous, ces prétendues vertus du CBD « bien-être » ne sont pas confirmées. Bien qu’une étude du JAMA ait récemment mis en évidence la capacité du cannabidiol à induire, à la dose de 300 mg par jour, des effets pharma­cologiques positifs sur « l’anxiété, la charge émotionnelle, les symptômes du burn out ainsi que les phénomènes dépressifs », les produits actuellement disponibles, dont la commercialisation n’est soumise à aucun essai clinique, n’ont, individuellement, pas apporté la preuve de leur efficacité, explique le Pr Goullé.

Plus inquiétant, du fait de cette absence d’études, ces produits n’ont pas non plus confirmé leur innocuité. Pourtant, « le CBD n’est pas une molécule anodine », insistait au début de l’année l’Académie nationale de pharmacie. La publication du JAMA montre d’ailleurs que même à la dose relativement faible étudiée, 7 % des participants auraient manifesté des troubles hépatiques. Des effets indésirables qui pourraient s’avérer plus graves à plus haute dose, des travaux conduits sur les animaux ayant « mis en évidence une mortalité embryofœtale, des troubles du développement, une atteinte du système nerveux central et une neuro­toxicité, des lésions hépatocellulaires, une oligo­spermie, des modifications du poids des organes, des altérations du système reproducteur mâle et une hypo­tension », signale l’Académie de pharmacie. L’institution s’inquiète d’éventuels effets de cumul du CBD lié à une consommation excessive et incontrôlée de produits « bien-être ». De plus, le CBD inhibant les cytochromes P450 2C19, des interactions médicamenteuses sont aussi à craindre.

Par ailleurs, certains de ces produits « bien-être » se sont révélés présenter une teneur en THC excessive. « Des études ont montré que plus de 50 % des produits vendus sur internet ne sont pas conformes à l’allégation de l’étiquetage », alerte le Pr Goullé, qui appelle à inciter les patients à ne pas se procurer de CBD en ligne.

Finalement, une réglementation permettant d’encadrer la publicité, la consommation et la traçabilité du CBD « bien-être » manque à la France. Un travail législatif a toutefois été engagé en ce sens.

Des médicaments aux indications très restreintes

Le CBD, le THC et des dérivés de ces cannabinoïdes existent aussi sous forme de médicaments. Quatre produits ont obtenu des autorisations en Europe ou en France dans des indications extrêmement réduites.

C’est le cas de l’Epi­dyolex, utilisable par voie orale, dont le principe actif est le CBD. Disponible en France depuis 2018 grâce à une autorisation temporaire d’utilisation (ATU), il n’est destiné qu’à une « cohorte française très limitée » d’enfants souffrant d’épilepsies sévères très rares, résume le Pr Goullé. En effet, l’Epidyolex constitue un traitement adjuvant du clobazam dans la prise en charge des syndromes de Dravet et de Lennox-Gastaut insuffisamment contrôlés par les traitements classiques, qui permet de réduire la fréquence des crises convulsives. Au prix d’effets indésirables parfois importants.

De fait, aux doses certes fortes – 20 mg/kg/jour – auxquelles le médicament est utilisé, « une sédation et des troubles digestifs, mais aussi de la fièvre, des conduites suicidaires et des atteintes hépatiques ont été rapportés », indique le Pr Goullé, citant le centre d’addicto­vigilance de Paris. Des risques d’interactions médicamenteuses existent aussi. « Au dernier congrès français de toxicologie analytique et clinique, un cas d’interaction avec le clobazam ayant conduit à (…) une sédation trop importante et à l’arrêt du traitement a été décrit », indique le toxicologue.

Autre médicament, le Sativex, contient à la fois du CBD et du THC. Ce produit sous forme de spray buccal est indiqué dans le traitement d’appoint de la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques. Il n’est pas disponible dans l’Hexagone, faute d’accord sur son prix. Car s’il dispose bien d’une AMM européenne, en France, la Haute Autorité de santé (HAS) a qualifié son amélioration du service médical rendu (ASMR) d’inexistante.

Deux médicaments contenant cette fois des dérivés synthétiques du THC existent aussi : le dronabinol (Marinol) et la nabilone (Cesamet). Ces produits sont cependant moins connus. Si, par le passé, ils ont été mis à disposition des patients pris en charge en oncologie afin de réduire les nausées et les vomissements liés à la chimiothérapie anti­cancéreuse par des ATU, seules « quelques centaines de demandes d’utilisation ont été formulées pour la France », souligne le Pr Goullé. D’où, d’ailleurs, la perte d’ATU du dronabinol (la nabilone, elle, est encore disponible).

Le cannabis médical à l’heure de l’expérimentation

Après six mois de retard dus au Covid, l’expérimentation du cannabis thérapeutique a commencé fin mars avec l’inclusion de premiers patients. Prévue pour une durée de deux ans, au terme desquels 3 000 volontaires devraient être recrutés, son objectif est avant tout d’« évaluer la faisabilité du circuit de mise à disposition du produit », résumait Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) début mars.

À l’origine de cette expérimentation, une demande grandissante, l’autorisation du cannabis médical dans de nombreux pays et, surtout, « des données scientifiques convergentes qui (suggèrent) un intérêt du cannabis dans le traitement de certains symptômes de différentes pathologies », explique l’ANSM. Cinq indications ont été retenues, à savoir les épilepsies sévères pharmacorésistantes, les douleurs neuropathiques réfractaires, les symptômes rebelles en oncologie liés au cancer ou à ses traitements, la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ou d’autres pathologies du SNC, ainsi que les situations palliatives. À noter que si initialement, des quotas de patients à inclure par indication avaient été prévus, l’ANSM est récemment revenue sur cette décision, les volontaires attendus pouvant désormais se répartir librement entre les cinq pathologies.

En pratique, dans le cadre de cette expérimentation, du cannabis peut être proposé sous forme d’huile à utiliser par voie orale, ou, depuis août, de sommités fleuries (fleurs de cannabis séchées) à inhaler au moyen d’un dispositif de vaporisation dédié. Des produits qui contiennent un cocktail de nombreuses molécules présentes dans la plante, dont le THC et le CBD. Leur rapport THC/CBD sera toutefois contrôlé, mais « sans justification de concentration », déplore le Pr Goullé.

Ces produits étant considérés, au même titre que le cannabis récréatif, comme des stupéfiants, leur prescription est très encadrée. Elle doit se faire sur une ordonnance sécurisée pour 28 jours maximum. Seuls un peu plus de 200 centres de référence, auxquels les médecins traitants peuvent d’ailleurs d’ores et déjà adresser leurs patients, sont habilités à primo-prescrire du cannabis médical. Le renouvellement est cependant ouvert aux généralistes, qui peuvent conduire des « consultations simples » de titration et de suivi de l’efficacité et des effets secondaires – pour le moment surtout neurologiques, digestifs, hépatiques et psychiatriques. Des rendez-vous qui s’inter­calent entre les « consultations complexes » prévues dans les structures de référence.

Seule condition : avoir suivi une formation en ligne élaborée par l’ANSM – récemment allégée suite aux retours des premiers généralistes participants et nécessaire pour être inscrit au registre national de recueil de suivi des patients de l’expérimentation.
Quoi qu’il en soit, l’expérimentation avance, la barre des 1 000 patients inclus devant être atteinte début décembre, estime l’ANSM.

(Crédits photo : Phanie)