Tribune

Le regard d'une épidémiologiste sur la pharmacovigilance

Publié le 03/11/2016
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Suite à notre récent article sur les risques de l’exposition foetale aux ISRS, Catherine Hill, épidémiologiste et biostatisticienne, chercheuse à l’institut Gustave Roussy et ancienne membre du Conseil scientifique de l’Agence du médicament,réagit et livre au Généraliste.fr ses réflexions sur l’évolution que devrait opérer la pharmacovigilance en France.  
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Dans votre article " Exposition foetale aux ISRS : une nouvelle étude à charge ? " vous écrivez : "bien sûr ces travaux demeurent observationnels". Mais qui va tirer au sort des femmes enceintes pour leur administrer ou non des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ? C'est une erreur monumentale de croire que la sécurité des médicaments s'étudie avec les mêmes critères que leur efficacité.

 Pour reprendre le problème de la pharmacovigilance à la base, il faut comprendre que les études réalisées avant la mise sur le marché n’ont généralement pas inclus suffisamment de sujets pour détecter des effets un peu rares et ont exclu certaines catégories de sujets, notamment les personnes âgées et les femmes enceintes.

La surveillance des effets indésirables des traitements après la mise sur le marché repose d’abord sur les notifications spontanées. Le système est, en principe, d’autant plus efficace que les événements sont rares et surprenants comme les narcolepsies après vaccination contre la grippe H1N1. Il fonctionne moins bien pour un traitement qui augmente de 50 % un risque fréquent. Il fonctionne mal, voire pas du tout, pour les risques à long terme, notamment parce que les diagnostics seront alors souvent faits par un médecin indépendant de celui qui a prescrit le médicament (les neurologues et les psychiatres qui prescrivent Dépakine et Dépakote à une femme en âge de procréer ou plus jeune ne sont pas ceux qui observeront les malformations congénitales ou les troubles neuro-développementaux de son enfant exposé in utero). Quand il devrait, en principe, fonctionner, il échoue souvent à cause du concept d’imputabilité : quand il s’agit d’évaluer des risques qui ne sont pas encore identifiés, écarter les signalements d’effets indésirables sous prétexte qu’ils ne sont pas attribuables de façon certaine au médicament ou au vaccin est une erreur de raisonnement aussi majeure que circulaire ; c’est pourtant une pratique courante. Qui aurait imaginé imputer un cas de narcolepsie au vaccin Pandemrix ? Si l’analyse des notifications spontanées ne démontre pas de façon convaincante l’augmentation d’un risque chez les personnes exposées à un médicament ou vaccin, on fait des enquêtes de pharmaco-épidémiologie. On peut par exemple comparer le risque chez des sujets exposés au traitement et chez des sujets aussi comparables que possible mais non exposés ; ce type d’étude est facilité par la disponibilité des données de remboursements de médicament et des données d’hospitalisation. On peut aussi comparer l’exposition au produit suspecté chez des sujets atteints et chez des sujets non atteints par la maladie étudiée. Mais les résultats de ces enquêtes sont systématiquement critiqués sur la base d’arguments infondés.

Des études forcément observationelles

La première critique (dont la vôtre)  porte sur la nature observationnelle des études. Le niveau de preuve de la responsabilité du médicament est considéré comme faible dans la mesure où les données ne proviennent pas de méta-analyses d’essais thérapeutiques randomisés. Ceci est une erreur fondamentale. Les effets indésirables des traitements sont heureusement souvent rares et surviennent parfois longtemps après le début du traitement ; les essais n’apportent donc que très peu d’information. Qui, de plus, aurait osé proposer à une femme enceinte épileptique un tirage au sort entre la Dépakine et un autre traitement après 1982, date de démonstration du risque de spina bifida ? Par ailleurs, les essais, en général, n’incluent pas, et à raison, de femmes enceintes. Pour étudier la nocivité d’un médicament pendant la grossesse, en dehors de l’expérimentation animale, on ne peut pas faire mieux que d’analyser l’ensemble des observations.

La deuxième critique porte sur le caractère rétrospectif des études présenté comme un défaut. Ceci est une autre erreur fondamentale en matière de pharmacovigilance, l’observation rigoureuse de données déjà collectées permet très souvent d’aboutir à une conclusion indiscutable. La plupart des effets indésirables des médicaments ont été mis en évidence à partir de données rétrospectives, notamment les effets de la thalidomide, du diéthylstilbestrol, du benfluorex, et des pilules de 3e et 4e générations.

La troisième critique consiste à invoquer systématiquement, sans aucun argument, des causes non identifiées autres que le médicament pour expliquer les anomalies observées. L’idée sous-jacente étant que les femmes exposées au inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ont des enfants qui présentent des troubles du langage parce que les mères sont dépressives, ou parce qu’elles appartiennent à des sous-populations à risque de troubles du langage. Ce sont des hypothèses légitimes. Cependant, l’analyse des données des enquêtes d’observation permet de comparer les risques en tenant compte de ces facteurs de confusion, s’ils sont connus. Par ailleurs, et c’est un règle générale, pour qu’un facteur de confusion explique la multiplication d’un risque par cinq par exemple (ou par vingt), il faut qu’il soit cinq fois (vingt fois) plus fréquent chez les sujets exposés et qu’il multiplie lui-même le risque par cinq (ou par vingt) ; ceci rend cette hypothèse très peu plausible pour des risques élevés. 

Preuves d’efficacité et preuves de toxicité

Le niveau de preuve ne doit en aucun cas être le même pour évaluer le bénéfice d’un médicament et pour mesurer ses risques.

Il apparaît donc urgent de repenser entièrement la pharmacovigilance, en comprenant la différence entre preuve d’efficacité et preuve de toxicité et en renonçant aux raisonnements erronés ayant conduit à ignorer des signaux qui, pour le valproate de sodium, se sont accumulés depuis plus de quatre décennies.

Il faut examiner les notifications spontanées d’une façon beaucoup plus ouverte au lieu de les éliminer quasi systématiquement au motif que les dossiers sont incomplets ou que l’effet indésirable n’est pas imputable au traitement en cause. Il faut cesser de classer les notifications spontanées en fonction de l’imputabilité. Si un médecin prend la peine de signaler un événement indésirable, l’écarter sous prétexte qu’il n’est pas lié au traitement possiblement incriminé interdit toute découverte de nouveau problème. C’est ainsi que les valvulopathies à Mediator ont été systématiquement imputées à un antécédent de rhumatisme articulaire aigu, alors même que cette maladie infectieuse avait disparu de France depuis les années 50, en tout cas en métropole.

Il faut aussi et surtout apprendre à réaliser, beaucoup plus vite et plus systématiquement, des études comparatives en cas de suspicion d’effet nocif d’un médicament. Les questions fondamentales sur l’utilisation du valproate pendant la grossesse (« est-ce que le valproate de sodium augmente le risque de malformations et de troubles du développement plus que l’épilepsie, ou plus que les autres médicaments antiépileptiques ? ») auraient, de fait, trouvé une réponse beaucoup plus tôt. On aurait probablement évité plusieurs milliers de naissances d’enfants handicapés. Et on aurait également mis en évidence des risques augmentés de défauts de vision et d’audition, comme suggéré dans un rapport industriel dès 2001.

Une surveillance bien au-delà de la RCP 

Il ne faut pas cesser la surveillance parce qu’un risque a été identifié et est signalé dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) et sur la notice ; cette stratégie a notamment conduit à ignorer l’importance des risques de l’acide valproïque pendant la grossesse. On ne devrait déclarer que la balance bénéfice-risque reste positive qu’après avoir mesuré les risques et les bénéfices.

Parce qu’il s’agit de contrôler d’énormes intérêts financiers et humains, l’agence responsable de la pharmacovigilance devrait s’appuyer sur des principes scientifiques solides et renoncer aux erreurs de raisonnement du passé. Elle devrait aussi disposer de moyens financiers conséquents assurant son indépendance vis-à-vis d’éventuelles influences extérieures et lui permettant de commander les études nécessaires. Enfin, il lui faudrait aussi assumer ses responsabilités pénales en cas de négligence ou de mauvaise pratique. Aujourd’hui, on voit bien que l’industriel s’abrite derrière l’ANSM, qui s’abrite derrière les prescripteurs, qui s’abritent derrière l’efficacité du médicament et leur respect des règles édictées par l’ANSM et l’industriel, bouclant ainsi la boucle. 

Catherine Hill

Source : lequotidiendumedecin.fr